Litecoin, Namecoin, Dogecoin, Peercoin, Ethereum, Monero… La quête des monnaies alternatives et indépendantes des banques portent nos deux auteurs vers les horizons de la monnaie virtuelle. Prêt(e)s à partir à la « mine » ?
Notre voyage en terres de monnaies locales nous laisse enthousiastes, mais tout de même pris d’un sentiment d’inachevé : ces monnaies complémentaires sont intéressantes, mais restent des euros déguisés, tant elles sont strictement indexées sur la monnaie commune. Elles apportent de nombreux bénéfices locaux, mais n’ont pas encore le pouvoir de remettre en cause un système global. Existe-t-il des monnaies véritablement alternatives, véritablement indépendantes des banques ?
Monnaie virtuelle, impact réel
Notre attention se porte sur les monnaies électroniques. Nous avons vaguement entendu parler du bitcoin, cette monnaie mystérieuse qui semble générer de beaux rendements en très peu de temps. Nous avons en mémoire quelques reportages tournés à Paris à la Maison du Bitcoin, où l’on voit des cinquantenaires se réinventer traders sur le tard. Nous imaginons donc que la cryptomonnaie se résume à cela : une valeur dédiée à la spéculation et aux transactions douteuses, voire criminelles.
Pour nous faire une idée plus précise de son fonctionnement, nous nous rendons à un Winecoin à Bordeaux. Le principe est simple : boire un verre tout en parlant des cybermonnaies en général, et du bitcoin en particulier. Force est de constater que parmi eux, nous rencontrons bien peu de criminels en puissance… Nous retrouvons des geeks qui apprécient son élégance technique, mais aussi des anarchistes libertariens qui souhaitent se libérer des banques et des autorités. Il y a également de fervents croyants dans le numérique, adeptes des paiements en « pair à pair ».
Une dizaine d’hommes entre vingt et quarante ans sont venus ici, dans un bar de la place Saint-André. Quand on leur expose notre idée de n’utiliser que des bitcoins pour notre reportage, ils grimacent. À Bordeaux, on ne peut nous conseiller qu’un seul établissement acceptant les bitcoins, le Calice du Dragon. Nous sommes un peu déconcertés. La fonction première des monnaies locales était de favoriser les échanges, voilà une monnaie qui au contraire ne les encourage pas !
Pour Bastien*, participant au Winecoin, « l’essence du bitcoin ne tient pas dans son immatérialité. » En fait, seulement 5 % de la masse monétaire mondiale existe sous forme de pièces ou de billets. Les 95 % restants sont des écritures informatiques, dite monnaie scripturale. « C’est la technologie du bitcoin qui le rend révolutionnaire. »
Le bitcoin (de l’anglais bit, unité d’information binaire, et coin, pièce de monnaie) repose sur une technologie baptisée blockchain (« chaîne de blocs »). Il s’agit d’une sorte de grand livre des comptes où les transactions sont validées et stockées de manière sûre. La validation et la maintenance de la blockchain ne sont pas effectuées par une instance centrale — un État, une société ou une banque —, mais par les ordinateurs de chaque utilisateur du système.
Mais si les États et les banques centrales ne sont pas impliqués, qui crée la monnaie ? « Les mineurs », nous répond Bastien. On se figure immédiatement des hommes couverts de suie, casque au front, pioche à la main, descendre dans les cavités souterraines du monde numérique pour aller tailler du bitcoin. Mais les mineurs du bitcoin sont de simples utilisateurs qui mettent à contribution la puissance de calcul de leur ordinateur afin de vérifier, d’enregistrer et de sécuriser les transactions dans la chaîne de blocs. Cette action au service du bon fonctionnement du système est régulièrement récompensée par l’octroi des nouvelles unités bitcoin aux mineurs. Ainsi, ce fonctionnement permet à tout un chacun de participer à la création monétaire.
Dans Mastering Bitcoin, Andreas M. Antonopoulous, entrepreneur et auteur gréco-britannique, compare ce procédé à un concours de sudoku. Quand un participant trouve la solution d’une grille, il gagne un certain nombre de bitcoins et les autres participants recommencent une nouvelle grille. La difficulté du sudoku s’ajuste pour que, en moyenne, on résolve une grille toutes les 10 minutes. « Les puzzles à résoudre dans le réseau bitcoin (…) présentent les mêmes caractéristiques que ces grilles de sudoku : ils sont très difficiles à résoudre, mais il est très facile de vérifier qu’une solution est bonne, et leur difficulté peut être ajustée. » La probabilité de gagner dépend donc de la puissance de calcul utilisée par le matériel informatique des mineurs.
On pourrait donc fabriquer de l’argent simplement en faisant tourner son ordinateur ? Si nous souhaitons dépenser des bitcoins au cours de notre reportage, il va déjà falloir nous en procurer ! C’est parti pour l’opération minage. Nous téléchargeons les bons logiciels. Nous paramétrons le tout. Et… nous attendons. Verdict : on gagne 0,000 000 01 bitcoin par semaine (0,000 056 38 euro), soit 0,009 6 (54 euros) par an.
« Dans les premiers temps, il était très facile de miner un bitcoin, nous explique Bastien. Mais c’est de plus en plus coûteux et énergivore. » Car le volume de bitcoin disponible dans le temps est prédéterminé : il sera de 21 millions dans quelques décennies (début 2018, nous en sommes déjà à environ 17 millions).
Il y a donc de plus en plus transactions et de moins en moins d’unités à créer. Il faut toujours plus d’électricité pour miner. Au-delà de la catastrophe écologique potentielle, les contraintes de puissance restreignent le minage à ceux ayant le plus de moyens financiers et énergétiques.
D’ailleurs autour de la table, personne ne mine.
« Ce n’est pas pratique d’en miner, ce n’est pas pratique d’en dépenser, mais le concept est cool ! »
« En France, ce n’est pas très rentable sauf si vous avez un copain chez EDF… » sourit Adli Takkal Bataille, l’organisateur des meetups locaux de Bordeaux (Winecoin et Winechain). Étudiant en recherche en linguistique, le jeune homme à moustache a co-écrit Bitcoin, la monnaie acéphale. « Et puis avoir un serveur informatique chez soi pour miner, ça chauffe, ça fait du bruit… Je connais des gens qui se chauffaient au minage l’hiver ! Du coup, ils gagnent de l’argent au lieu de payer du chauffage. Et ils éteignent tout l’été… »
« Ce n’est pas pratique d’en miner, ce n’est pas pratique d’en dépenser, mais le concept est cool ! » s’enthousiasme un nouveau venu au Winecoin. De fait, si on y discute un peu des hausses et chutes du cours des cryptomonnaies, on parle surtout philosophie. « J’ai d’abord été intéressé par l’approche technique, mais c’est l’idéologie qui m’a convaincu. Dans ce système, c’est le réseau décentralisé qui compte. Ce n’est plus la banque centrale ou l’État qui adosse la création monétaire à la dette. »
Et c’est bien dans cette pensée libertaire que se trouve l’origine du bitcoin. Dans les années 1990, les cyberpunk — défendant le respect de la vie privée via la cryptographie — imaginent un système de paiement et de règlement décentralisé, sans banques ni banque centrale, où la confiance se trouverait garantie sans l’intervention de tiers. Leur ambition porte les germes d’une véritable révolution monétaire, mais elle exige une prouesse technique et conceptuelle.
Parce qu’elle permet de court-circuiter les banques, la technologie du bitcoin représente, elle, une profonde révolution monétaire.
Car l’argent est un simple système de comptabilité. C’est une façon de se rappeler qui doit quoi à qui, mais pour cela il faut un fournisseur central, une personne de confiance, qui puisse assurer cette compatibilité. Traditionnellement ce sont les banques et les États qui sont garants de cette bonne gestion. Si l’on décide de s’en passer, qui va s’assurer que les comptes sont bien tenus. Aurais-je la moindre raison de m’acquitter de la dette que j’ai souscrite auprès de ma boulangère ?
Le projet s’enlise dans cette complexité, jusqu’en 2009. Au beau milieu de la crise financière, un cypherpunk anonyme (ou un groupe de cyberpunk si l’on préfère l’une ou l’autre théorie), Satoshi Nakamoto, annonce simplement avoir trouvé la solution et présente le Livre blanc sur le Bitcoin. Sa solution consiste à faire reposer la confiance de tous sur tous. Le livre des comptes est ouvert à la vigilance de tous. Le réseau veille et l’on peut alors se passer de tout intermédiaire. À la surprise de tous, cela fonctionne ! Et parce qu’elle permet de court-circuiter les banques, la technologie du bitcoin représente, elle, une profonde révolution monétaire.
Acheter des bitcoins avec des euros pour se détacher de l’euro ?
Si les premiers bitcoins s’échangeaient pour quelques fractions d’euros, il faut — à l’heure où nous écrivons ces lignes — compter 5700 euros pour en acheter un. Le prix de la cryptomonnaie est fixé principalement sur des places de marché spécialisées et fluctue selon la loi de l’offre et de la demande. De plus, puisque la quantité de monnaie émise est limitée dans le temps (les fameux 21 millions de bitcoins), sa valeur est donc destinée à augmenter à long terme dès lors qu’elle sera adoptée par une communauté suffisamment large. Voilà pourquoi elle constitue un véritable terrain de chasse pour les spéculateurs.
Aïe, justement à défaut de pouvoir miner nous comptions acheter des bitcoins. Comment allons-nous faire pour nous procurer des bitcoins à ce tarif ? Il nous suffira d’acheter un fragment de bitcoin. Grâce à Coinbase, une petite application installée sur nos téléphones, nous pouvons acheter des bitcoins avec nos euros. Nous investissons 500 euros et nous sommes donc les heureux propriétaires d’à peine un dixième de bitcoin.
Pour dépenser ces bitcoins, le plus facile sera de faire des achats sur internet, même s’il existe quelques commerçants acceptant les bitcoins dans leurs magasins.
Convertir nos euros en une monnaie dans le but de la dépenser sur internet (alors que nous pouvons payer directement en euros ces mêmes biens et des services), voilà une démarche assez incongrue…
En attendant, nous observons anxieusement le cours du bitcoin fluctuer. Plusieurs fois par jour, nous allons voir si nous sommes un peu plus riches ou un plus pauvres selon les caprices du marché. Nous commençons à lire les analyses du marché, à nous inquiéter de l’éventuel effondrement de la bulle et à nous réjouir des promesses de croissance de la valeur. Si nous n’achetons ou ne vendons rien avec nos fragments de bitcoin, ils aspirent pourtant toute notre attention. En une semaine, nous voyons 100 euros s’ajouter à notre mise de départ !
Les avantages exposés sont nombreux. En se passant d’intermédiaires, on se passe des coûts d’administration, de la corruption et des risques qu’implique la centralisation d’information. Cependant, nous observons rapidement les limites de cette nouvelle valeur : nous sommes à nouveau dans un système où la fiction qu’est la monnaie finit par exister par elle-même, pour elle-même. On achète de l’argent avec de l’argent. Et la monnaie gagnant en valeur enrichit naturellement les plus riches… Si nous sommes exaltés par la révolution technologique, nous ne sommes pas sûrs qu’une monnaie qui favorise les premiers investisseurs et les logiques spéculatives soit beaucoup plus souhaitable. Surtout que la monnaie échappe aux mécanismes de redistribution.
Adli reconnaît volontiers cette limite. « Pour qu’il y ait redistribution, il faudrait savoir qui possède quoi. Actuellement, bitcoin fonctionne de façon totalement décentralisée et il n’y a pas d’autorité qui puisse dire que telle adresse correspond à telle personne. » Il estime tout de même que le bitcoin fait beaucoup en termes d’accessibilité. « On peut me refuser un compte en banque, mais on ne peut pas me refuser de posséder des bitcoins. »
La monnaie virtuelle comme clé du revenu universel
Suite à cette première expérience avec les cryptomonnaies, nous nous interrogeons. Est-ce dans la nature même de la monnaie de créer des inégalités et de continuer à les creuser avec le temps ? Il existe des centaines de cryptomonnaies différentes : Litecoin, Namecoin, Dogecoin, Peercoin, Ethereum, Monero… Certaines sont des dérivés du bitcoin, d’autres sont des créations originales. Chacune à ses avantages, mais toutes semblent prisonnières de cet écueil inégalitaire. Ne pourrait-on imaginer une monnaie qui permette d’échanger sans fausser la partie dès le départ ?
Nous entendons alors parler de la monnaie libre : une monnaie qui serait créée sous forme de revenu universel. Le principe est simple : les nouvelles unités monétaires sont versées à chaque membre de la communauté sous forme d’un dividende quotidien ou hebdomadaire.
À l’origine de cette idée se trouve Stéphane Laborde, ingénieur et auteur de la Théorie relative de la Monnaie. Nous le rencontrons à Bordeaux dans le cadre d’une partie de Ğeconomicus, un jeu économique qui simule 80 ans d’une société régie par des systèmes monétaires de natures différentes.
La première partie du jeu fonctionne avec une monnaie très similaire à l’euro, où la banque est chargée de la création monétaire. « Une fois qu’on a compris que l’euro se nourrissait de la dette et servait les banques, qu’est ce qu’on fait ? », souligne Stéphane Laborde. C’est alors qu’il présente le concept de la monnaie libre. « Sur l’euro et le bitcoin, nous n’avons aucune information sur combien de personnes gèrent cette monnaie. L’être humain n’est pas au centre de ces monnaies. » La monnaie libre met l’humain au cœur des échanges.
Cette monnaie « libre » n’est pas émise par une autorité ni par des banques privées, mais par l’ensemble des comptes de façon décentralisée, ne relevant d’aucun choix arbitraire. Jusque là, ça ressemble beaucoup au bitcoin, sauf qu’elle est créée et distribuée de façon automatique à l’ensemble des comptes, quotidiennement et à parts égales, la quantité émise représentant un pourcentage de la monnaie déjà en circulation. Concrètement cela signifie que la monnaie est créée via le versement d’un revenu universel.
Dans la partie de Ğeconomicus, les conséquences sont immédiates. « Dans ce second temps, on va produire autrement. Il y a moins de place pour la compétition et plus de place pour la créativité collective. »
La monnaie reste quant à elle un instrument dont nous, simples citoyens, pouvons nous emparer.
Cette idée d’une monnaie libre dépasse aujourd’hui le simple jeu de société. La proposition de nouveau système monétaire conçue par Stéphane Laborde en 2010 est restée un idéal théorique pendant près de 7 ans, mais elle a aujourd’hui une application concrète et stable : la Ğ1 (prononcer June), qui a vu le jour le 8 mars 2017. La monnaie n’est encore qu’à ces débuts. Elle ne compte à peine que 450 membres co-créateurs.
Gaël, développeur, a travaillé trois ans pour créer Sakia, un logiciel gratuit et libre de droits, permettant de se connecter à une monnaie comme la Ğ1. Pour lui, la contrainte principale était claire : « s’assurer que personne ne puisse tricher facilement. » Pour devenir membre, vous devez donc collecter cinq certifications de la part de membres déjà existants, c’est-à-dire avoir rencontré physiquement ces personnes. « Ces certificats, donnés les uns aux autres, forment un maillage appelé » toile de confiance » ».
Ensuite vous recevez chaque jour votre Dividende universel en Ğ1. Combien de Ğ1 par jour ? « Au départ, nous recevions 10 Ğ1. Aujourd’hui, nous sommes passés à 10,01 Ğ1. L’idée c’est de l’augmenter à chaque équinoxe pour ne pas favoriser les premiers entrants. »
« Disons que j’ai 300 Ğ1. Tu me donnes quoi en échange ? » questionne un participant au Ğeconomicus intéressé par cette nouvelle monnaie.
– Je ne sais pas… un kilo de tomates.
– Donc tu me donnes un kilo de tomates pour vivre pendant 30 jours ! »
Si les participants sont aussi perplexes, c’est que le change entre les euros et les Ğ1 n’est pas encore fixé. Alors au départ, les prix se négocient. Ils sont fixés en fonction des critères propres à chacun. Pour le moment, nous pouvons par exemple pour le moment acheter des tomates à Bruxelles pour 5 Ğ1 le kg, un menu pour 400 Ğ1 au restaurant l’Etrillum à Nantes ou encore des cours de math pour 25 Ğ1.
Battre monnaie, un acte citoyen
Gaël n’est pas surpris d’entendre que nous nous intéressons aux monnaies libres après avoir essayé les monnaies locales et cryptomonnaies. « C’est un parcours que l’on connaît bien, sourit-il. On commence par s’interroger, faire le tour des alternatives et puis on s’arrête sur la monnaie libre ».
Car tout part de là : l’interrogation. Le questionnement de la nature de la monnaie et de son rôle dans nos sociétés. Lorsque nous comprenons qu’il ne s’agit pas d’une matière inerte, simplement symbolique, fonctionnelle, nous pouvons imaginer des moyens d’en faire un instrument de changement.
Ce road-trip sur les traces des monnaies alternatives, et ce défi de ne pas dépenser d’euros pour le réaliser, aura pour nous été une révélation : si dans nos sociétés l’argent se concentre toujours plus dans quelques poches, la monnaie reste quant à elle un instrument dont nous, simples citoyens, pouvons nous emparer.