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Jeudi 5 avril 2018
par Léa DUCRÉ
Léa DUCRÉ
Journaliste, chef de projet et auteur : ma passion pour le reportage, l'enquête, la narration et les nouveaux médias s'exprime sous différentes formes. J'ai écrit pour des journaux en France (Le Monde Diplomatique, Neon, Libération, La Croix, Marianne, Politis, National Geographic et le Monde des Religions) et à l'étranger (le Courrier du Vietnam et L'Orient Le Jour). Je me spécialise désormais dans le secteur des nouvelles écritures au sein de la société de production interactive Upian.

Et si la monnaie, loin d’être neutre, pouvait servir des objectifs politiques et sociaux pour le bien collectif ? Banque centrale, monnaies locales, crypto-monnaie, dette… Jonathan Marie, auteur et maître de conférences à l’Université Paris 13 décrypte avec simplicité les enjeux de la monnaie. Vous ne verrez plus jamais votre pièce de deux euros de la même façon !

Depuis des décennies, la pensée néo-libérale martèle l’idée que la monnaie n’a pas d’influence sur nos vies. Ce serait un outil « neutre », un ustensile au service de nos échanges. Pourtant, dans le feuilleton Battre Monnaie nous avons rencontré des hérétiques de la monnaie, qui — convaincus de l’inadéquation de notre système bancaire — essaient de vivre sans argent ou de créer leurs propres devises.

Dans La Monnaie, Un enjeu politique, le collectif des Économistes Attérés propose également une alternative : un autre ordre économique et financier que celui aujourd’hui en vigueur. Un système qui permettrait, entre autres, de lutter contre le chômage et financer la transition écologique.

Entretien avec Jonathan Marie, co-auteur et maître de conférences à l’Université Paris 13, venu présenter le livre à la libraire La Machine à Lire à Bordeaux.

Couverture du livre "La monnaie un enjeu politique"

L’ouvrage commence par cette question que je vous adresse également : qu’est-ce que la monnaie ?

On réduit souvent la monnaie à trois fonctions : unité de compte, intermédiaire des échanges et support de l’épargne, mais c’est bien plus que ça. Dans toutes les sociétés, la monnaie fonctionne comme un signe d’appartenance sociale. On reconnaît avec la monnaie les dettes qui lient les individus les uns avec les autres. La monnaie permet ainsi de partager les valeurs d’une société. On se reconnaît à travers elle.

Comment est créée la monnaie ?

La monnaie, c’est toujours une dette. C’est toujours une banque — qui peut être une banque centrale comme une banque privée — qui va enregistrer une dette à un de ses clients. Et ce client, ça peut être l’État, une entreprise ou ça peut-être un consommateur.

Ce n’est donc pas l’État qui crée la monnaie

Non, ça peut-être la dette de l’État qui provoque la création monétaire, mais la monnaie est toujours créée par les banques. C’est le propre de la banque de pouvoir créer la monnaie.

Vous défendez dans l’ouvrage l’idée que la monnaie n’est pas neutre. Qu’est-ce que cela signifie ?

À partir de la révolution industrielle, les économistes classiques véhiculent l’idée qu’avant qu’existe la monnaie, nous aurions vécu dans une économie de troc. La monnaie ne serait alors qu’un support pour faciliter les échanges.

Dans cette vision qui s’est très largement propagée depuis, la monnaie est neutre. Elle ne peut susciter les échanges, puisqu’ils peuvent exister sans monnaie.

La suite logique de cette idée est que si on augmente la quantité de monnaie qui circule, on ne va pas pour autant accroître le nombre d’échanges. On ne fera qu’augmenter les prix, c’est-à-dire susciter de l’inflation.

Mais cette idée du troc originel n’est qu’une fable. Il n’y a pas de société sans une forme de monnaie. Nous considérons pour notre part que s’il n’y a pas assez de monnaie dans une économie il n’y aura pas assez d’échanges économiques et une situation de sous-emploi, de chômage important. Nous devons pouvoir utiliser la création monétaire pour susciter la production et les échanges.

Nous appelons à un contrôle plus étroit sur l’activité bancaire.
On doit savoir ce que font les banques.

Et si nous considérions que la monnaie n’est pas neutre ? Qu’est-ce que cela changerait concrètement ?

Cela signifie que l’on admet que la politique monétaire peut influencer l’activité économique et que la mission de la Banque Centrale européenne ne doit pas être, comme c’est le cas actuellement, la seule lutte contre l’inflation.

Aujourd’hui il y a un problème d’extrême rigidité de l’objectif qui est confié à la Banque centrale européenne. Une banque centrale doit pouvoir faire évoluer ses objectifs.

Si c’était le cas, l’objectif actuel de la BCE ce ne serait certainement pas la lutte systématique contre l’inflation ou depuis la crise financière le maintien sous perfusion des marchés financiers, mais la définanciarisation de l’économie, la mise en place de la transition écologique et le soutien à l’investissement public compatible avec la transition écologique.

Toutefois, cela impliquerait de modifier les traités actuels qui organisent l’ajustement systématique par l’austérité.

Peut-on aujourd’hui se passer des banques ?

Il y a une défiance vis-à-vis du système bancaire et cela peut pousser les citoyens à chercher des alternatives pour ne plus passer par le système bancaire. Pour nous, tant que nous restons dans des sociétés capitalistes, on a malgré tout besoin de banques. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas modifier les banques. Nous appelons à un contrôle plus étroit sur l’activité bancaire. On doit savoir ce que font les banques. On doit forcer les banques à financer des activités qui sont jugées collectivement socialement utiles, mais nous ne croyons pas que nous pourrons nous passer de système bancaire.

Nous défendons donc le retour d’une véritable réglementation bancaire et le développement d’un pôle financier public qui accompagne la volonté de sélectionner le crédit ; ce pôle financier public bénéficiera de l’appui de la banque centrale et pourra amorcer ou garantir le financement à long terme d’activités socialement, économiquement et environnementalement indispensables (comme les transports collectifs et propres, les investissements dans le domaine de la santé, la construction de maisons de retraite ou dans la recherche scientifique).

Les clefs de l’équilibre économique de demain se cacheraient-elles dans les expérimentations des monnaies locales ?

Pour nous, les monnaies locales sont très intéressantes, car elles sont créées par un collectif de citoyens qui se reconnaît dans certaines valeurs qui vont être portées par cette monnaie. Cela représente bien ce qu’est la monnaie : un lien social.

Elles sont intéressantes, car elles permettent de relocaliser certaines activités, de modifier la façon dont les circuits monétaires se déroulent une fois que la monnaie est créée pour soutenir l’activité locale.
Malgré tout, dans le système institutionnel actuel, les monnaies locales ne peuvent pas être une condition suffisante pour renverser le système. Elles sont soumises à deux contraintes fortes : elles doivent demeurer convertibles dans la monnaie officielle et il ne peut pas y avoir une forte création monétaire de ces monnaies locales. Cela limite grandement la progression de ces monnaies locales.

Illustration : Camille Piantanida

Mais si nous n’avions pas ces contraintes, nous risquerions alors d’avoir un morcellement d’une communauté monétaire. Pourquoi pas ? Peut-être que certaines régions souhaitent revenir à ce fonctionnement, mais il me semble plus souhaitable de revenir sur un contrôle de la monnaie officielle que de remplacer la monnaie nationale par les monnaies locales.

Les adeptes des bitcoins et autres cryptomonnaies remettent-ils en cause de notre conception même de la monnaie ?

Pour nous le bitcoin n’est pas une monnaie. C’est un outil spéculatif. Une monnaie doit permettre de financer des activités économiques. Or, ce n’est pas parce qu’il y a un besoin économique validé par une communauté qu’un bitcoin est créé. C’est par la mise à disposition du matériel informatique des mineurs. Par ailleurs, le stock maximum de bitcoins est prédéfini. Or si la monnaie est créée parce qu’il y a des besoins économiques qui sont validés socialement on ne peut pas prédéterminer la quantité de monnaie dont on aura besoin à l’avenir.

Alors pourquoi les gens veulent-ils se procurer des bitcoins ? Parce que la valeur d’un bitcoin exprimée en dollar monte. C’est similaire à une action d’une entreprise cotée en bourse.

Comment les citoyens qui comprennent qu’il y a un enjeu politique derrière la monnaie peuvent agir et s’emparer de cette institution sociale ?

Nous invitons chaque citoyen à refuser le discours qui indique que les questions monétaires ne sont que des questions techniques et que la monnaie n’a pas d’influence sur l’activité régulière. C’est faux. La monnaie peut diminuer le chômage et accélérer la transition écologique et il faut le rappeler dès qu’on en a l’occasion et notamment par le vote.

Le changement doit donc se faire au niveau politique. Quelles sont vos propositions pour une autre politique monétaire ?

La première est la séparation des activités bancaires. Dans la période de l’après-guerre mondiale jusque dans les années 1980 la réglementation bancaire, en France comme aux États-Unis, était beaucoup plus stricte. Les banques ne pouvaient pas créer de la monnaie et gérer les crédits des citoyens d’une part et spéculer sur les marchés financiers d’autre part. Il faut revenir à ce système-là. Une banque doit indiquer si elle souhaite financer l’activité économique, offrir des crédits et gérer des moyens de paiement ou si elle souhaite être une banque d’investissement et intervenir sur les marchés financiers.

Illustration : Camille Piantanida

Nous proposons ensuite de permettre le financement des activités liées à la transition écologique. Aujourd’hui les banques ont besoin de la banque centrale pour obtenir des billets de banque. La monnaie en dernier ressort est créée par la banque centrale, suite à l’activité des banques. Quand les banques commerciales ont besoin de monnaie auprès de la banque centrale, elles pratiquent ce qu’on appelle le refinancement. Cela consiste pour les banques commerciales à laisser temporairement des titres financiers en garantie pour qu’en contrepartie la banque centrale leur offre de la monnaie. On pourrait imaginer que les banques ne bénéficient du refinancement que si, parmi les titres laissés en garantie, elles disposent également de titres permettant le financement de la transition écologique.

Nous pourrions imaginer que la rénovation urbaine par exemple passe par l’émission d’obligations spécifiques, au niveau européen, et que ces titres-là soient obligatoirement offerts par les banques commerciales quand elles ont besoin de refinancement. C’est une mesure technique qui imposerait de fait aux banques commerciales d’acheter certains titres : ceux qui financent la transition écologique. Cette mesure pourrait bien sûr se décliner sur différents champs.

Illustration : Camille Piantanida

Le défi de nos sociétés à court terme c’est de mettre en place un fonctionnement économique beaucoup plus respectueux de la contrainte écologique, mais aussi de répondre à l’éternel besoin de se rapprocher du plein emploi. Pour cela, il faut une autre politique monétaire, une politique au service d’objectifs politiques et sociaux fondés collectivement.

Pour aller plus loin :

La Monnaie, un enjeu politique, par Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Jonathan Marie, Dominique Plihon et Jean-François Ponsot pour le collectif des Économistes atterrés (Le Seuil, coll. Points Économie, 236 p., 8,30 euros).

Léa DUCRÉ
Journaliste, chef de projet et auteur : ma passion pour le reportage, l'enquête, la narration et les nouveaux médias s'exprime sous différentes formes. J'ai écrit pour des journaux en France (Le Monde Diplomatique, Neon, Libération, La Croix, Marianne, Politis, National Geographic et le Monde des Religions) et à l'étranger (le Courrier du Vietnam et L'Orient Le Jour). Je me spécialise désormais dans le secteur des nouvelles écritures au sein de la société de production interactive Upian.
Retrouvez cet article dans le feuilleton :

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