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Mardi 15 octobre 2019
par Clémence POSTIS
Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.

En 2018, un studio de développement de jeux vidéo bordelais est sur les lèvres des joueurs du monde entier. Motion Twin a tout les attraits d’une belle histoire. Cette Scop a débuté dans les jeux web, avant de lentement décliner. À quelques mois de mettre la clé sous la porte, les associés sortent un des plus gros carton vidéoludique de l’année 2018 : Dead Cells. Des idéaux, des rebondissements, des épreuves et enfin le succès : plongez dans 15 ans d’histoire tumultueuse du jeu vidéo bordelais.

Mai 2017. Un jeu vidéo indépendant et français s’impose sur Twitch. La plateforme de streaming est bien connue des amateurs de jeux vidéo : des millions d’anonymes y diffusent en direct leur partie en cours. Ce printemps, ils découvrent Dead Cells. Énorme succès de l’année 2017/2018, ce jeu est développé par Motion Twin, un studio bordelais.

Non contents de créer l’engouement autour de leur production, ils intriguent par leur structure : ce studio indépendant au chiffre d’affaires de 4 772 500,00 € en 2017 est également une Scop. Pour percer le mystère de ce carton international et de cette société atypique, direction leurs bureaux sur les quais de Bordeaux, dans les anciens bâtiments de la Bourse Maritime.

De la SAS à la Scop

Autour d’un café en salle de pause, je rencontre Thomas Vasseur, graphiste pour Motion Twin depuis 2013. Il est habitué à ce que la structure de la Scop surprenne. « Chez Motion Twin, il y a eu dès le départ une vraie volonté politique de réussir à créer un outil de travail qui redistribue les richesses. »

Pour revenir à cette genèse, il m’introduit auprès de ses collègues Pascal Péridon, programmeur, et Sébastien Bénnard, développeur, qui ont vécu les débuts du studio. L’aventure commence en 2001, dans le salon d’un des fondateurs, bien loin des quais de Bordeaux. Six amis, rencontrés sur des forums spécialisés ou même sur les bancs du lycée, montent une structure encore balbutiante.

Thomas Vasseur, graphiste chez Motion Twin, derrière ses écrans.
Thomas Vasseur est graphiste chez Motion Twin depuis 2013 — Photo : Vivien Giraud

En 2004, une septième personne, travaillant avec eux depuis un moment, souhaite les rejoindre en tant qu’associé. Mais il n’est pas si simple dans une société classique d’acheter des parts égales à celles des autres. Sans oublier que plus l’actionnaire arrive tardivement, plus celles-ci sont chères. Pour permettre l’entrée d’un septième associé, Motion Twin devient une Scop.

Une part de Motion Twin a, et aura toujours la même valeur : 1 200 euros. Une fois la décision prise de devenir associé, cette somme est déduite petit à petit des premiers salaires. « Le jour où je voudrais m’en aller, m’explique simplement Thomas Vasseur, je repartirais avec mes 1 200 euros. Ce que tu fabriques dans la boîte, tu l’y laisses. »

Une fois la Scop créée, les associés de Motion Twin veulent, « sans savoir comment ni pourquoi » vendre du jeu web. En 2004, avant l’arrivée des jeux mobiles ou de Facebook, tout un marché est à découvrir et conquérir. Prizee, un site de jeu à gratter, leur fait une offre qui va décider du modèle économique du studio pour la décennie. « On leur a développé un jeu d’astéroïdes où ils ne nous payaient pas, mais avec un intéressement sur les micropaiements. » Sébastien Bénnard hausse les épaules. « On ne savait absolument pas ce que ça représentait à l’époque. Et ça a cartonné. »

La limite de la Scop

De 2004 à 2010, 22 jeux sortent de leur studio. Les associés commencent à viser le web international grâce à un travail de traduction et de Community Management. Ils commencent donc à recruter, et arrivent en 2011 au nombre record de 17 associés dans l’entreprise. Une extension des effectifs que les associés ne parviennent pas à supporter.

Sébastien Bénnard se souvient de cette période difficile : « Dès que tu grossis, ta zone d’attention est réduite. Tu ne sais pas ce sur quoi les autres bossent. C’est frustrant et cela crée une ambiance toxique à terme. » Début 2012, Motion Twin décide de tout remettre à plat : continuer en étant aussi nombreux n’est plus possible. « Assez naturellement, un certain nombre de personnes sont parties d’elles-mêmes, parce qu’elles n’avaient plus envie de rester. » Mais pour les autres ?

Un employé de Motion Twin travaille devant son écran.
Motion Twin est « une intelligence collective » — Photo : Vivien Giraud

Pascal Péridon garde un mauvais souvenir d’une série de réunion, en groupe et en tête à tête, pour décider du sort de chacun. Les associés ont essayé de faire au mieux, sans licenciement, mais avec des ruptures à l’amiable, mais « Les décisions étaient compliquées. Parce qu’on est tous salariés, mais aussi un peu tous patron. »

Pour Thomas Vasseur, être une grosse structure demanderait de revoir complètement l’organisation de Motion Twin, sa manière de gérer les décisions et de canaliser la créativité. « Tu n’es jamais en train d’exécuter la demande de quelqu’un d’autre : tu exécutes la demande d’une intelligence collective. » Motion Twin réussit à sortir de cette crise et à revenir à une échelle qui lui convient. Mais une autre crise est à venir, et elle pourrait bien signifier la fin du studio.

Le jeu de la dernière chance

Dans les années 2012, le modèle économique actuel du free-to-play se met en place. Cette année-là, Candy Crush fait une entrée fracassante dans les smartphones du monde entier. Séduits par ce jeu gratuit, les utilisateurs finissent par dépenser des fortunes pour se sortir de puzzles inextricables via des bonus payants.

Mécaniques d’hameçonnage des joueurs, acquisition du public, baleines… Le marché change du tout au tout, et les jeux de Motion Twin ne sont plus adaptés aux nouvelles offres. « On a fait des jeux catastrophiques en termes de temps passé dessus et de revenus. »

Motion Twin n’arrive pas à changer son métier à ce point. « On discutait plus des statistiques de l’équilibrage du modèle économique qu’à faire un jeu vidéo. » Pascal Péridon poursuit : « On n’y croyait pas, donc on n’était plus très bon. » Les associés prennent conscience qu’ils fabriquent des jeux auxquels ils ne joueraient pas.

Si en deux ans ils ne réalisent pas un jeu à succès, ils sont morts.

Quand Thomas Vasseur arrive en 2013, Motion Twin fait plusieurs tentatives pour redresser la barre. « On n’y arrivait pas. En 2014, on s’est rendu compte qu’on ne savait plus faire de free-to-play. » L’entreprise est alors en difficulté financière, et les associés décident de diminuer leurs salaires. Ils comprennent qu’ils n’ont plus beaucoup de temps devant eux. Ils choisissent de développer un projet du cœur, sur PC et consoles. Thomas Vasseur et trois autres associés commencent alors à faire les premiers prototypes. Le temps passe et l’étau se resserre. En 2015, le compte à rebours commence : si en deux ans ils ne réalisent pas un jeu à succès, ils sont morts.

Les associés ont envie d’action et de plateforme. Comme principale source d’inspiration, ils ressortent leur jeu de plateforme de référence : Castlevania, Symphony Of the Night. « On en avait un souvenir d’enfance, pour nous c’était le meilleur jeu de plateforme. Et… La douche ! » Le jeu a vieilli, avec des contrôles particulièrement lents. « On a alors décidé de faire le jeu comme on s’en souvient plutôt que comme il était. Un jeu de plateforme à l’ancienne, mais sans tous les défauts de l’époque. »

Cette première idée posée, un nouveau problème apparaît : l’équipe n’est pas assez nombreuse pour fabriquer toutes les heures de jeu, avec sans cesse de nouveaux niveaux pour produire un vrai plate-former. Dans un studio de jeu vidéo plus classique, les recrutements sont plus réguliers, et adaptés aux besoins du moment. Des armées de CDD peuvent ainsi débarquer pour aider à finir un projet. Chez Motion Twin, les phases de recrutement ne permettent pas cette souplesse. Pour devenir associé, deux CDD de six mois s’enchaînent et le nouvel arrivant doit être validé par les autres.

Deux employés de Motion Twin.
Motion Twin est avant tout un studio à taille humaine — Photo : Vivien Giraud

Sans oublier les fameux « crunch », une pratique courante dans l’industrie. Pour mener à bien une production, les employés oublient leurs soirées et sur week-end, et abattent les heures de travail sans les compter — et bien souvent, sans les voir rémunérées. Thomas Vasseur essaie de se souvenir de ses « crunch ». « Sur la production de Dead Cells, j’ai dû voir deux week-ends exploser en plein vol. En plus, c’est différent pour nous : ces heures, on sait qu’elles seront payées ou rattrapées. »

Il faut remettre le projet à leur taille. La solution du Rogue like s’impose d’elle-même : des niveaux aléatoires que le joueur refait, armé de nouvelles capacités. Un an et demi plus tard, Dead Cells est prêt à sortir en early access.

Dead Cells : le pari gagnant

Reste encore la difficile phase de promotion. « On n’avait pas d’argent, et pas de moyen de communication. Tout était dépensé dans le projet, on ne pouvait pas se payer des stands en salon, de la pub ou des influenceurs. » Thomas m’explique alors le coup de génie d’Indie Catapult, la société externe qui s’occupe de leur communication et du marketing.

Indie Catapult offre des milliers de clés pour télécharger et jouer gratuitement aux joueurs de Twitch. Plutôt que de viser les plus gros steamers de la plateforme, ils ont gratifié les plus petits. La communauté étant relativement restreinte, Dead Cells a fini par attirer l’attention des gros noms et devient dès le premier mois le jeu le plus streamé sur Twitch.

Le 10 mai 2017, le stress est à son comble chez Motion Twin. La première nuit de vente leur est cruciale pour savoir si leur pari était gagnant. Vont-ils rentabiliser deux ans de travail ou voir leur studio mettre la clé sous la porte ? 12 000 exemplaires sont écoulés en quelques heures. « Avec ce démarrage, on savait qu’en un mois on avait remboursé le projet. C’était génial. » Motion Twin ne va pas faire que rentabiliser deux ans de développement : ils vont exploser tous les compteurs.

« C’est fou pour mon métier de graphiste. J’ai commencé intermittent, j’ai cru que j’allais crever la dalle. »

Le jeu est sur toutes les consoles, des chroniques dithyrambiques sur tous les médias spécialisés, jusqu’au point d’orgue de sa sortie complète en août 2018. Dead Cells reçoit le Game Award 2018 du meilleur jeu d’action. Rien ne semble pouvoir ralentir le succès : entre 2016 et 2017, le chiffre d’affaires du studio augmente de 440 %. Aujourd’hui, Dead Cells comptabilise plus de 2 millions de ventes. Un succès qui, grâce à la structure en Scop, a bénéficié directement aux artisans de l’œuvre. « On a des salaires fixes, explique Pascal Péridon, mais on peut se donner plus si on le décide. On distribue l’argent de façon égalitaire. »

Les associés ne souhaitent pas communiquer sur leurs salaires. Thomas Vasseur concède tout de même : « Ce n’est pas difficile à calculer : un jeu qui se vend à 2 millions d’exemplaires, avec juste huit personnes, évidemment que c’est énorme. » Il est d’ailleurs toujours aussi surpris de sa bonne fortune : « C’est fou pour mon métier de graphiste. J’ai commencé intermittent, j’ai cru que j’allais crever la dalle. » Dead Cells continue et continuera d’exister et d’évoluer régulièrement. Une relation de confiance et d’entraide s’est développée entre le studio et les joueurs. Grâce aux forums, ces derniers font remonter des points d’améliorations, des bugs ou testent même certains niveaux devenus trop difficiles pour l’équipe.

Trois trophées remportés par Motion Twin pour le jeu Dead Cells.
Dead Cells a enchaîné les prix — Photo : Vivien Giraud

« C’est à la fois hyper grisant et hyper contraignant, explique Thomas Vasseur. On fait en permanence des mises à jour de contenu pour séduire de nouveaux joueurs. Mais il faut aussi respecter la base du succès. » Au bout de quatre ans sur un même projet, ce studio de créatifs a envie de mettre un point final à Dead Cells, sans abandonner pour autant sa fidèle communauté. Un compromis est trouvé avec l’entreprise Indie Catapult, désormais baptisée Evil Empire. Déjà en charge de trier et faire remonter les suggestions de la communauté, ils seront aussi ceux qui développeront les prochains contenus additionnels du jeu. L’aventure Dead Cells n’est pas prête de se terminer.

Motion Twin se retrouve en ce moment entre deux projets. Pour la première fois, les associés vont décider ensemble du prochain jeu à développer. Toute une méthode de travail inédite est à mettre en place. « On va rallumer les consoles en salle de pause et essayer de créer une intelligence collective. » Thomas Vasseur est enthousiaste : « C’est génial, je ne sais pas ce que je veux faire. »

Ce qui surprend le plus Motion Twin, c’est le temps dont ils disposent. Le succès immense de Dead Cells leur permet de prendre le temps de réfléchir à la suite. Cette phase de brainstorming, débutée en avril dernier, en est encore à ses balbutiements. De petites choses émergent, comme la volonté de réaliser les décors en 3D — pour le plus grand plaisir de Thomas Vasseur —, et non plus en 2D comme dans Dead Cells. « Ce jeu sera le résultat d’une tempête de cerveaux. »

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