Jouer, c’est pour les enfants ? La société nous pousse à être toujours plus performant et à rentabiliser toutes nos activités. Mais plus la pression augmente, plus jouer devient pour cette nouvelle génération d’adultes un espace de décompression nécessaire.
« Tu as fait quoi ce week-end ? » Pendant longtemps, cette question du lundi à la pause-café m’a plongée dans des abimes de stress. Comment annoncer à ce collègue qui est allé en randonnée que j’ai passé mon dimanche à jouer à la console ? Comment garder une image professionnelle si je leur explique que mon samedi soir a consisté en une soirée jeu de société ? À mon entrée dans la vie active, j’ai glissé sous le tapis du sérieux et de la maturité tous mes passe-temps « puérils ».
J’aime jouer. J’aime m’amuser. Au risque de ne pas passer pour une adulte très crédible auprès de mes pairs qui ne comprennent pas l’intérêt de passer un week-end en Jeu de Rôle grandeur nature. Je vois pourtant les salles d’escape game, ces jeux d’énigmes, fleurir partout en France ; dans ma petite bulle de bons geeks, tous mes amis (ou presque) aiment jouer aux jeux de plateaux et sont à la recherche d’un maître du jeu pour une partie de jeu de rôle papier. Pourquoi est-ce que je me sens tout de même un peu coupable d’avoir des passe-temps jugés si peu matures ?
Le regard des autres
Je retrouve ce sentiment d’incompréhension auprès des adhérents de l’EDIL. L’Espace de Développement de l’Imaginaire Ludique est une association de jeu bordelaise. Leur local, chaleureux et accueillant ressemble à une caverne d’Ali Baba. Entre les jeux de plateaux, ceux de figurines ou les livrets de règles de jeu de rôle, on m’annonce que plus de 600 jeux se serrent sur les étagères, du sol au plafond.
À peine arrivée, deux jeunes hommes (juste ciel, des adultes !) me proposent de patienter autour d’une partie de Dragons. Un jeu de cartes basé sur la mémoire, la gestion des ressources et la négociation avec les autres joueurs. Tout cela sur des parties de dix minutes. Je suis presque déçue de voir arriver David et Déborah, le couple de trentenaires avec qui j’ai rendez-vous. Je suis sûre que j’aurais fini par gagner cette partie !
« Le jeu n’est pas ma passion d’adulte, m’explique Déborah, visiblement perplexe de ma question. Je jouais enfant, et j’ai continué à jouer adulte, c’est tout. » Elle reconnaît, en famille ou au travail faire face à de l’incompréhension. « Dès qu’il y a le mot “jeu”, c’est enfantin. Les collègues trouvent ça bizarre, mais moi c’est la télé-réalité que je trouve bizarre ! »
Tu dis que tu t’es promené sur les quais pour jouer à Pokémon GO ! et tout le monde te regarde bizarrement
David, son compagnon, est plus posé. Après m’avoir offert à soda, il réfléchit un instant à sa réponse. « Tout le monde a une relation différente au jeu, mais tout le monde joue. Que ce soit à la belotte ou la pétanque. Jouer, c’est juste éprouver du plaisir. » Déborah, accoudé au dossier de sa chaise surenchérit avec un petit rire : « Les gens qui te disent qu’ils ne jouent pas… Et Candy Crush sur leur téléphone ? »
J’avoue déceler moi aussi une certaine hypocrisie chez ceux qui ne « jouent pas ». Confortablement installée au milieu des boîtes de jeu, entre initiés, tout cela me paraît parfaitement normal. Mais l’est-ce vraiment ? Comme toute personne qui s’interroge sur sa normalité, je me tourne donc vers un psychologue. Monick Lebrun-Niesing est spécialisée dans le jeu chez les enfants et accepte volontiers de me répondre.
Jouer, c’est déchoir son âme
Nous nous retrouvons à l’intérieur d’un café alors que l’orage gronde sur la place du Bouscat. « On joue toute notre vie. De notre naissance, explique-t-elle en mimant le “où est maman ? ”, jusqu’à notre mort. »
Si aujourd’hui le jeu est majoritairement destiné aux enfants, l’inverse était de mise au Moyen-Âge. Seuls les adultes pouvaient jouer, mais à leurs risques et périls ! Monick Lebrun-Niesing fouille dans les notes qu’elle a préparées pour retrouver la citation qui l’intéresse. « Au Moyen-Âge, jouer c’est déchoir son âme. » Le jeu n’avait définitivement pas bonne presse, il s’agissait d’un passe-temps futile et frivole. Il fallait à tout prix préserver les enfants de ce terrible fléau d’oisiveté !
Un a priori toujours d’actualité. Au XXIe siècle, un adulte a des choses bien plus constructives à faire qu’une partie de jeu de société un samedi soir. Cette idée fait sortir de ses gonds Déborah à l’EDIL : « Tu dis que tu t’es promené sur les quais pour jouer à Pokémon GO ! et tout le monde te regarde bizarrement. Ta collègue annonce qu’elle est allée en ville pour faire les boutiques et tout le monde trouve ça normal. J’ai du mal à voir le côté mature et constructif du shopping ! »
Le temps, c’est de l’argent. Derrière cette phrase toute faite se cache l’idée que chaque minute de votre journée doit être rentabilisée. Le temps libre aussi. Il faut l’utiliser pour se cultiver, faire des courses, du bricolage, entretenir son corps… « Il est difficile de dire ce qu’est le jeu. C’est plus facile de dire ce qu’il n’est pas ! » Le jeu n’a pas de vocation pédagogique ou sociale. « Le jeu, c’est le jeu libre. Celui qui n’a aucun autre projet que celui du jeu. »
S’asseoir à une table pour jouer avec des amis n’a absolument aucun autre intérêt que celui de vous amuser et de vous distraire. Hérésie ! « Mais les adultes ont de plus en plus besoin de décompresser. Nous sommes toujours hyperconnectés, à travailler même le week-end. Couple, parentalité ou travail : tout est source de stress désormais », déplore Monick Lebrun-Niesing en sirotant son thé. La société pressurise les adultes.
Une bouffée d’air devient nécessaire. Monick Lebrun-Niesing détecte ce besoin de déconnexion dans le succès grandissant des salles de sport. Seuls, avec de la musique forte dans les oreilles, nous nous coupons du monde extérieur. Dès que l’adulte a une fenêtre de tir pour sa changer la tête, il se jette dessus. La psychologue me rappelle que certaines entreprises ont été obligées de poser des restrictions sur Internet. « Parce que les gens jouaient ! »
L’importance de l’imagination
Pour Monick Lebrun-Niesing, le jeu chez l’adulte devrait être bien plus valorisé. La démocratisation des smartphones et le succès inhérent des jeux mobiles le prouvent. « Jouer sur son téléphone crée un espace rien qu’à nous. Cela permet de s’occuper la tête, de nous défouler. » Elle-même a des jeux sur sa tablette et adore faire des escapes avec ses copines. Je scrute la dame en face de moi, qui dégage sérieux et patience. Pas de doutes, malgré cela, elle est bien une adulte !
Le monde de l’éducation est unanime : jouer pour un enfant est indispensable. Il apprend ainsi les règles et les codes sociaux, le langage. Il faut donc rentabiliser, ici aussi, le jeu chez l’enfant. Depuis les années 1970, le jeu libre chez les enfants laisse la place au jeu à visée pédagogique. Monick Lebrun-Niesing déplore cet état de fait. « Même dans la cour de récréation les enfants ne peuvent pas simplement jouer. On les met dans une cour calme, avec des cartes, des ballons en mousse… On les occupe en veillant à ce qu’il n’y ait aucune douleur, aucun danger. »
Jouer chez l’adulte ne permettrait ainsi pas seulement de décompresser, mais aussi à être plus ouvert sur le monde et sur les autres.
Les années passent, et les enfants grandissent avec toujours moins d’imagination, moins de créativité. « C’est dramatique ! » Les enfants sont poussées à être toujours plus efficaces dans leur apprentissage, à maximiser leur connaissance. Là où jouer aux cow-boys et aux Indiens serait tout aussi bénéfique. Voire plus.
L’imagination, chez l’enfant, mais aussi chez l’adulte, ne permet pas seulement de s’imaginer en train de vaincre un dragon au fond du jardin. L’imagination va de pair avec la curiosité. Cette curiosité qui vous pousse à tester le golf, à vous lancer dans des romans historiques ou même à davantage vous sociabiliser. Jouer chez l’adulte ne permettrait ainsi pas seulement de décompresser, mais aussi à être plus ouvert sur le monde et sur les autres. Une activité de prime abord inutile, car sans effet direct sur votre rentabilité. Sauf si vous considérez qu’il est important de vous sentir bien dans votre vie et vos baskets.
PHOTO DE COUVERTURE : Hannah Rodriguo via Unsplash