Épisode 2
6 minutes de lecture
Jeudi 8 août 2019
par Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.

Avec les nouvelles routes migratoires remontant de l’Espagne via le Pays basque, le département de la Gironde voit affluer des centaines de jeunes migrants isolés. D’abord totalement dépassés, le monde associatif, les élus et le conseil départemental, compétent dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), tentent de faire face à cette situation inédite.

C’est durant l’été 2018 que les choses se sont réellement accélérées. En plein centre de Bayonne, autour de la gare routière, le nombre de jeunes migrants isolés a grandi progressivement, puis, subitement, s’est multiplié au gré des arrivées dans des bus « Macron » en provenance d’Espagne. Les routes de la Libye et de l’Italie étant coupées, ils sont de plus en plus nombreux à arriver en Europe via le Maroc et l’Espagne. La plupart d’entre eux sont originaires d’Afrique de l’Ouest, principalement de Guinée Conakry, du Mali ou de Côte d’Ivoire et ont transité par le Sénégal ou le Niger. Certains remontent ensuite par le Pays Basque, où, en deux mois, 2500 réfugiés ont transité par un centre d’accueil ouvert dans l’urgence à Bayonne.

La démarche, d’abord spontanée, a ensuite bénéficié du soutien de la mairie par l’intermédiaire du premier édile Jean-René Etchegaray. En juillet, il intervient lorsque les chauffeurs de la compagnie Flixbus exigent les identités de voyageurs, ou lorsque des migrants sont débarqués par les forces de l’ordre. M. Etchegaray dénonce alors une discrimination raciale et va même jusqu’à ériger une barricade de poubelles pour barrer la route aux bus récalcitrants. Avocat de formation, ni gauchiste engagé, ni militant altermondialiste, l’homme politique centriste, très respecté et apprécié, est aussi président de la communauté d’agglomération : « Nous n’avions pas pris la mesure du phénomène. En juillet, des gamins dormaient aux abords de la gare routière, il y en avait chaque jour davantage. La population a commencé à s’inquiéter, même si aucune bagarre, ni vol ou autre n’a eu lieu » précise le maire.

La plupart des mineurs qui arrivent se retrouvent en squat.
Beaucoup de jeunes migrants isolés arrivant en Gironde se retrouvent en squat. — Photo : Collin Armstrong, Unsplash.

Dès le mois d’octobre, un parking chauffé est mis à disposition, des bénévoles commencent à affluer, la communauté protestante met son temple à disposition. Lors des vacances de la Toussaint, c’est une école qui est réquisitionnée, toujours par la mairie, alors que rien ne l’oblige à le faire : l’accueil de ces exilés dépend de l’État, et donc de la préfecture, ainsi que du conseil départemental pour des mineurs qui représentent à eux seuls 60 % des arrivées.

La suite, c’est donc la création de « La Pausa », un lieu ouvert dans d’anciens bâtiments militaires. Un point de chute, après les circuits de passeurs ou les voyages en solitaire, tenu à bout de bras par près de 400 bénévoles qui fournissent repas, hébergement, accompagnement administratif ou médical. « Je me suis investi et la mairie aussi pour des raisons humanitaires, contre la pression de la préfecture, mais surtout en voyant cet engagement citoyen propre au Pays Basque, » précise M. Etchegaray. Mais aussi en voulant éviter qu’une situation analogue à celle de la « jungle de Calais » ne se produise le long de l’Adour. Dans la foulée, la municipalité vote une subvention mensuelle de 70 000 euros pour La Pausa dont la fermeture est prévue au mois d’août 2019.

Un travail est mis en place avec la Région pour intégrer les mineurs dans des CFA, en prenant en compte leurs spécificités (pays d’origine, religion, culture, langue et niveau d’études), et deux foyers d’accueil pérennes ont été construits. Mais pour certains, Bayonne n’est évidemment qu’une étape et la plupart veulent rejoindre de grandes villes, dont Bordeaux en premier lieu.

La Gironde, nouveau carrefour des mineurs

Les bus, toujours les bus. À Bordeaux, il suffit de passer devant la gare routière en bord de Garonne pour « les » apercevoir, en petits groupes, dormant sur un banc ou attendant le prochain départ. Le département est le premier de France, en nombre, à avoir accueilli en 2018 ces jeunes. Ils étaient 300 en 2016, plus du double deux ans après. Des chiffres à nuancer, puisqu’ils ne concernent que ceux qui sont identifiés et comptabilisés.

Le SAEMNA assure l’accueil des jeunes migrants, sous l’égide du conseil départemental. Une fois accueillis — souvent orientés par le milieu associatif —, ils tombent d’office dans l’escarcelle des services de la protection de l’enfance (ASE), et il peut se passer entre deux et six mois avant que l’enquête sociale et administrative ne se prononce sur leur âge. En France, afin de déterminer leur année de naissance, on pratique encore le test osseux et sa marge d’erreur de parfois trois ans. Les jeunes sont ensuite mis à l’abri, puis placés, s’il reste des places en foyer. Comme partout, élus et administrations ont été dépassés : « Oui, on a été pris de court, avoue Emmanuelle Ajon, vice-présidente de l’assemblée départementale en charge de la protection de l’enfance. Mais aujourd’hui, l’accueil de ces jeunes, c’est la priorité du département. Pour nous, ce sont des jeunes comme les autres, notre devoir est de bien les accueillir et surtout les accompagner dans leur nouvelle vie ».

À Bordeaux, l’accueil des jeunes a même provoqué un crack national entre Emmaüs Gironde et les instances nationales.

Sur 4700 jeunes suivis en 2017, on dénombrait 529 mineurs non accompagnés, dont 60 % originaires d’Afrique subsaharienne, pour des budgets qui sont passés de 220 millions d’euros en 2018, puis 250 en 2019, contre 195 en 2016 pour l’aide sociale à l’enfance en général. Si 383 places en foyers ou centres d’accueil ont été créées entre 2017 et juin 2018, des tensions persistent. Des structures supplémentaires ont vu ou verront le jour à Saint-Macaire, Martillac, Parempuyre, Mérignac, ou La Réole, ce qui suscite parfois quelques levées de boucliers d’habitants craignant l’invasion, comme à Saint-Macaire ou Carbon-Blanc. En Gironde, ces centres sont accompagnés par le Centre départemental de l’enfance, où leur prise en charge est déléguée à des associations (Emmaüs, Don Bosco, ADGESSA, Quancard, Rénovation, Le Prado…).

À Bordeaux, l’accueil des jeunes a même provoqué un crack national entre Emmaüs Gironde et les instances nationales. À l’origine, des accusations de maltraitance de jeunes au centre de l’Hermitage à Martillac, géré par Emmaüs depuis le 1er janvier 2018. Mouvement de grève des éducateurs, intervention du conseil départemental, fronde entre les directions, guerre médiatique… La direction nationale du mouvement fondé par l’Abbé Pierre a coupé les liens ; récemment une enquête a été initiée par la préfecture pour éplucher les comptes de la structure gérée par Pascal Lafargue, à la communication très offensive et aux pratiques assez inhabituelles dans un mouvement souvent si discret.

Myriade de dispositifs

L’épisode Emmaüs révèle une certaine panique à bord. « L’accueil par Emmaüs, que nous avons initié par convention, s’est déroulé dans une période de tension absolue, souligne Emmanuelle Ajon. Il s’agissait alors de mettre à l’abri en urgence une vingtaine de jeunes en situation très grave. Je ne commenterai pas la suite… ».

De ce fait, le département a mis des moyens : développement des MECS (27 maisons d’enfants à caractère social), aides au retour dans le pays d’origine avec la possibilité pour les jeunes de revenir ensuite en France, accueil de 180 mineurs au Centre départemental de l’enfance et de la famille, accompagnement médical et psychologique renforcé, aides financières à des familles d’accueil, accords développés avec les collèges pour des cursus de formation en apprentissage principalement, travail développé avec le juge des enfants.

Le département est le quatrième en France numériquement, en termes de jeunes hébergés en squat. Ils sont certainement près d’un millier ici.

« Aujourd’hui, on observe qu’il y a un peu moins d’arrivées et que la courbe commence même à s’inverser, 85 jeunes sont sortis de foyers en 2018, souligne la vice-présidente. Mais le chantier est énorme. Il nous faut agir sur la formation des éducateurs, sur la mixité et surtout sur la situation de ceux qui deviennent majeurs. On ne peut pas les laisser tomber ». Comme plusieurs de ses collègues dans d’autres départements ou des députés, Mme Ajon milite pour la création d’un « contrat jeune majeur » afin d’éviter toutes « sorties sèches » du dispositif de protection dès le jour de leur 18e anniversaire. Début mai, l’Assemblée nationale a décidé que le jeune devra s’engager en s’acquittant d’un « contrat d’accès à l’autonomie » aux conditions beaucoup plus strictes et au budget minimal. Nouvelle déception. En attendant, c’est le milieu associatif et même des avocats bénévoles qui colmatent des brèches.

Depuis novembre 2018, une quarantaine d’avocats se sont regroupés dans un pôle dédié à la prise en charge juridique des jeunes immigrés avec pour objectif la saisie rapide d’un juge pour enfants afin de les aider à trouver des conditions de vie décentes et lancer le processus d’intégration. On l’appelle le « pôle MNA » du barreau de Bordeaux.

« Le département est le quatrième en France numériquement, en termes de jeunes hébergés en squat. Ils sont certainement près d’un millier ici. Le réseau associatif historique, avec le Cimade par exemple, fait ce qu’il peut, et le fait plutôt bien, » clame Isabelle Rigoni, sociologue et chercheuse bordelaise spécialiste des questions migratoires. « Mais c’est au département de mettre encore plus de moyens. Avec plusieurs priorités : s’occuper des jeunes femmes qui sont plus nombreuses que l’on ne pense et surtout former davantage les éducateurs. Avec un éducateur pour 50 gamins, c’est totalement inefficace, ils sont débordés et il peut y avoir des conséquences dramatiques, » conclut-elle.

Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.
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