Épisode 3
9 minutes de lecture
Jeudi 26 septembre 2019
par Laurent Perpigna Iban
Laurent Perpigna Iban
Il travaille principalement sur la question des nations sans états, des luttes d'émancipation des peuples aux processus politiques en cours, des minorités, et des réfugiés. Il est souvent sur la route du proche et du moyen Orient pour son site Folklore du quotidien.

En Gironde, plus de 2000 personnes vivent dans des squats. Parmi les 130 bâtiments occupés recensés sur le territoire de la métropole bordelaise, 7 sont gérés par le collectif du SQUID, des squatteurs qui dédient leurs vies à rendre celle des autres moins pénible. Alors que durant tout l’été, le monde de l’hébergement d’urgence était attaqué frontalement par la Préfecture, celles et ceux qui logent plus de personnes que le 115 ont accepté d’ouvrir leurs portes à Revue Far Ouest.

« Squatteur », un terme qui a mauvaise presse. Et pour cause : il incarne aux yeux de notre société le parasitisme, la délinquance. L’angoisse, aussi : en particulier celle de voir des biens personnels investis par des asociaux bien décidés à ne pas s’intégrer au monde du travail.

Il est pourtant loin, le temps où les squats fleurissaient partout dans l’Est parisien, à la faveur d’années 1980 résolument punk et antisystème. La donne a changé, et les mutations de notre monde ont profondément révolutionné le monde du squat : si ce mode de vie demeure un choix pour certains, il est à contrario devenu une question de survie pour beaucoup de candidats à l’exil.

Talence, 21 mai 2019. Il est 17 heures. Devant « l’Ascenceur », -8 bâtiments laissés à l’abandon par l’Université de Bordeaux en 2018 —, ils sont encore une poignée, accroupis le long d’un muret, le regard hagard. Tous ont été évacués de ce lieu d’infortune dès l’aube par les forces de police. Les automobilistes empruntant cette artère sont éberlués. Il y a là des hommes, mais également des femmes et des enfants. Tous et toutes paraissent désorientés.

Sisteron, originaire de Mayotte, est abattu : « La police est arrivée à 5 h 30 du matin, en nous demandant de ne pas nous inquiéter, que nous serions relogés. Finalement, ils se sont contentés de nous mettre dehors, pour beaucoup. Ils nous ont traités comme des animaux, en nous parlant très mal. Je ne sais pas où aller. » Mohamed, originaire du Sahara occidental, poursuit dans un espagnol hésitant : « Ces bâtiments sont vides. Et nous sommes devant. Regardez, il y a des familles avec des enfants. Nous ne vivions pas ici par plaisir, juste parce que nous n’avions pas le choix. Nous recherchons une main tendue, et c’est la police qui nous a expulsés violemment, en nous criant dessus. »

Une femme s’arrête, discute avec un groupe de personnes. Elle leur conseille de « partir au SQUID », et leur indique une adresse dans le centre-ville de Bordeaux. Une heure après, il n’y a plus personne dans la rue Lamartine. Certains se sont évaporés dans les environs à la recherche d’une maison abandonnée, d’autres ont rejoint le centre-ville de Bordeaux, à la recherche d’un toit.

CENTRE SOCIAL AUTOGÉRÉ, PLUTÔT QUE SQUAT

À l’intérieur d’un bâtiment de la rue des Cordeliers, située à quelques encablures de la place de la Victoire, voici le « Gars-rage ». La porte d’entrée massive est entrouverte. Deux hommes se tiennent à l’entrée, surveillant les allées et venues autour du bâtiment. Dans la cour, ils sont une demi-douzaine. Fred, Juliette, Lolo en tête de gondole. À quelques mètres d’eux, plusieurs femmes et hommes, tous et toutes bénévoles, s’affairent aux fourneaux. « C’est quoi le SQUID ? C’est nous ! s’amusent-ils. Le SQUID ce n’est pas un bâtiment, c’est un collectif » explique Fred, en préambule.

Entouré de ses camarades, l’homme aux 38 printemps rembobine. Décembre 2018. Habitué des squats parisiens, il ouvre avec des comparses un bâtiment près de la gare Saint-Jean, afin de créer un espace collectif, destiné au milieu militant bordelais. « Cela ressemblait à tous les squats qui existent : une équipe qui tente de gérer, beaucoup de monde, des excès, des embrouilles. » Rapidement, la demande en matière d’hébergement augmente.

Un des lieux gérés par le SQUID.
Un des lieux du SQUID — Photo : Laurent Perpigna Iban

Une nuit, une trentaine de migrants frappe à la porte. Ils viennent d’être expulsés du lieu où ils étaient, et n’ont nulle part où aller. Fred, Juliette et les autres ouvrent leur porte. Mais le bâtiment est déjà surchargé. Ils n’ont pas le choix. Jack part en repérage afin d’ouvrir un nouveau lieu. Quelques jours plus tard, c’est chose faite. Mais ce nouveau squat se retrouve lui aussi rapidement pris d’assaut. La situation à l’intérieur est chaotique. « Nous étions réticents à mettre des règles. Mais ces mois compliqués nous ont enseigné une chose : le plus dur, ce n’est pas d’ouvrir des squats. C’est de les gérer », analyse Fred.

DES SQUATS D’UN NOUVEAU GENRE

« Ouvrir un squat, c’est ouvrir ses portes à la rue, avec tout ce qu’elle contient de désespoir, de dérives, de violence. Nous avons beau être anarchistes, nous avons compris qu’il fallait mettre un cadre si nous voulions continuer » assène Juliette.

Ces règles de vie en communauté rapidement mises en place dont parle la jeune femme, sont draconiennes : interdiction formelle de consommer de l’alcool et des drogues, fermeture des portes le soir après 22 heures, bâtiments vides la journée… « C’est pour le bien de tous. On n’accepte personne qui ne réside pas ici, les femmes sont interdites dans les bâtiments des hommes, et vice et versa. L’exemple de l’Ascenceur, qui n’était absolument pas cadré, sert de leçon. Vols, alcool, délinquance, personne n’était en sécurité là-bas », commente-t-elle.

En quelques mois, le SQUID répond à l’urgence qui plane au-dessus de Bordeaux. Huit bâtiments sont ouverts, 300 personnes hébergées. « Beaucoup plus que les services d’urgence. La majorité d’entre eux sont des migrants, aussi bien des primo-arrivants, que des demandeurs d’asile. On a des déboutés, aussi. On met un point d’honneur à accueillir tout le monde. C’est ce que les associations qui touchent des subventions ne peuvent pas faire » rapporte Juliette. « Par contre devant la police, nous ne savons rien. Ni nationalité, ni parcours. Nous ne collaborons pas avec les forces de l’ordre » prévient Fred.

On les accueille comme si c’était des nouveau-nés. En essayant de leur donner une chance, celle de tout laisser derrière.

Forts de leurs mois d’expériences, de leurs réussites et de leurs échecs, ils ont organisé méticuleusement l’accueil dans les différents bâtiments. Un bâtiment est réservé aux mineurs, un aux familles, un aux femmes seules. Ils mixent au maximum les nationalités — en évitant toutefois les cohabitations potentiellement conflictuelles —, afin de ne pas créer de clans susceptibles de dominer les autres.

« Des nationalités, on en a des dizaines. Principalement, ce sont des personnes issues d’Afrique subsaharienne. Mais nous avons aussi bien des personnes en provenance du Maghreb, de Géorgie ou de Mongolie » rapporte un des bénévoles. « On est parfois attaqués sur les réseaux sociaux, accusés de ne s’occuper que des étrangers, reprend-il. C’est faux. Nous ouvrons nos portes à ceux qui en ont besoin et de fait, actuellement, il y a beaucoup de migrants. Et, au vu des règles que nous instaurons, beaucoup de SDF préfèrent rester dans la rue », tranche-t-il.

Leur mission ne se limite pas pour autant à l’hébergement. Ils orientent les primo-arrivants vers les structures compétentes, notamment pour le suivi administratif. « Au début, on faisait du suivi, mais on a frôlé le burn out. Aider 300 personnes c’est juste impossible » rapporte Juliette.

Face au désarroi qui est le lot quotidien des migrants, ils mettent en place un refuge, régi autour de la vie en communauté. Ils vont jusqu’à responsabiliser certains d’entre eux : « On repère ceux qui interviennent quand il y a un problème, ceux qui nous aident, qui passent un coup de balai. On leur propose de nous aider à la gestion des bâtiments, en échange d’un dortoir un peu plus confortable » explique Fred.

Un homme devant le Gars-Rage
Un homme devant le Gars-Rage — Photo : Laurent Perpigna Iban

Pour autant, la vie dans les bâtiments du SQUID — où vivent également les membres du collectif — s’effectue dans un rapport de force perpétuel. Ils le savent. Personne ne quitte son foyer, sa ville, ou son pays sans raison. Et nombre des gens qu’ils hébergent ont enfoui en eux de profonds traumatismes, superposés avec d’autres blessures aux corps et à l’âme, subies ou vues lors de leur exil : « Certains ont des terreurs nocturnes, d’autres tombent en dépression ou ont des psychoses schizophréniques, rapporte Juliette. Je me suis occupé d’écrire leur passé pendant un temps. J’ai arrêté, préférant ne pas savoir ce qu’ils ont vécu, ou ce qu’ils ont fait », poursuit-elle.

Fred surenchérit : « On les accueille comme si c’était des nouveau-nés. En essayant de leur donner une chance, celle de tout laisser derrière. »

ANCRAGE

Fort de son travail, le SQUID a pignon sur rue. Ils s’en amusent : « Tous les jours, nous sommes contactés par des structures, des associations pour que nous hébergions des personnes. Quand ce n’est pas le commissariat lui-même qui nous les envoie. Ils n’ont pas le choix. Bordeaux est sur le chemin de l’exode, et il n’y a pas de place en hébergement. »

Autour du SQUID, une constellation d’organisations vient en aide aux migrants et aux personnes vulnérables. « Nous, on ne fonctionne pas comme une association. On répond à la première des urgences, l’hébergement : c’est le toit qui prime. Tout ce qui peut être fait autour n’a de sens que s’ils ont un toit. Ce n’est pas si difficile de trouver de la nourriture, des soins. Mais un hébergement c’est beaucoup plus dur. Le nerf de la guerre, ce n’est pas que l’argent. C’est d’abord le matelas. »

Fred, Juliette, Jack et Lolo ne sont pas dupes : paradoxalement, leur travail soulage des autorités qui peinent à mettre en place des solutions pourtant existantes. Près de 22 000 bâtiments vides et salubres sont comptabilisés, rien qu’à Bordeaux. « Mais, là où les autorités mettront des mois à faire homologuer un lieu, nous l’ouvrons en une demi-journée » reprend Fred.

Les expulsés perdent tous leurs biens — Photo : Laurent Perpigna Iban

Alors, ceux qui vivent de « récup » et de débrouille entretiennent des relations régulières avec le CCAS, Médecins du monde, et même la mairie de Bordeaux. « On rencontre tous ces acteurs très souvent, on a même des réunions avec eux. C’est, là aussi, un rapport de force. Alain Juppé a d’ailleurs dit que nous ne le dérangions pas, qu’il craignait davantage les squats politiques. Enfin, on a accroché un drapeau noir sur la façade de chacun de nos bâtiments, on ne doit pas être assez clairs sur les questions idéologiques » s’amusent-ils.

TOUJOURS VULNÉRABLES

Alors, quand au petit matin du 9 juillet, le Gars-Rage est évacué manu militari par les forces de l’ordre, c’est la stupéfaction. 60 hommes se retrouvent à la rue. « Pendant tout l’été, la préfète a cherché à taper symboliquement sur les squats les plus peuplés et les plus médiatiques. Pour nos bâtiments, il n’y avait que le Gars-rage qui pouvait être évacué immédiatement, l’ordre d’expulsion avait déjà été donné » rapportent-ils, désabusés de voir le travail de plusieurs mois réduit à néant.

Du Gars-Rage, il ne leur reste que des souvenirs mémorables, comme ces repas collégiaux de rupture du jeune, à la faveur du Ramadan, où des commerçants du quartier leur livraient des véhicules remplis de nourriture presque tous les jours.

Ils sont formels : contrairement aux idées reçues, la pire période pour les personnes qui vivent en squat n’est pas l’hiver — aussi rude fût-il —, mais bien l’été. « D’une part, car la période choisie par les Préfectures pour procéder aux évacuations, et d’autre part, car beaucoup d’associations et de structures sont fermées. Il y a moins de maraudes, ce qui accroit notre charge de travail » explique Juliette.

Alors que l’automne pointe le bout de son nez vient l’heure des premiers bilans. Cet été fut rude. Sur les centaines de personnes expulsées, que cela soit au Gars-Rage ou ailleurs, beaucoup n’ont pas retrouvé de logement « Vu qu’ils n’ont pas le droit d’expulser sans proposition de relogement, la technique, c’est de reloger temporairement à l’hôtel, un court séjour duquel l’issue ils se retrouvent à la rue », explique une autre activiste.

Locaux du SQUID de Bordeaux
L’équipe du SQUID ne baisse pas les bras, malgré les coups durs. Trois-cents personnes comptent sur eux — Photo : Laurent Perpigna Iban

Ils le dénoncent : beaucoup de migrants ont été renvoyés vers d’autres villes. « Ceux qui sont partis ailleurs se retrouvent parfois à la rue, cette fois-ci dans des villes qu’ils ne connaissent pas. Cet éloignement est un nouveau déracinement. Et on ne parle même pas de la rupture du suivi psychologique qu’ils entretenaient. »

Lola, qui est hébergée au sein du bâtiment des femmes, les Mères-Veilleuses, après un passage à l’Ascenseur à Talence, confirme : « Quand on s’est créé une petite famille pendant quelques mois, c’est extrêmement difficile à vivre. Ils déracinent des gens déjà déracinés. »

Sur les 8 bâtiments gérés par le SQUID au printemps, sept sont encore ouverts, dont deux toujours menacés d’expulsion. À travers leur vie quotidienne, c’est un fragment de notre époque que Juliette, Fred, Jack et les autres, voient défiler sous leurs yeux : « Il y en a qui rêvent de retourner dans leur pays, mais qui n’y retournent pas. S’ils sont expulsés ou qu’ils repartent, dans nombre de cas, ils seront considérés comme des moins que rien. Certains seront même répudiés de leur famille. Le nombre de suicides dans les rangs des déboutés est d’ailleurs révélateur », expliquent-ils.

L’impact psychologique est fort. Mais l’équipe du SQUID, forte de ses parcours de vie autant que de son expérience acquise, semble armée pour y répondre. « On en a régulièrement sur les réseaux sociaux qui posent devant les monuments de la ville, afin de montrer à leurs proches que tout va bien, qu’ils sont bien intégrés. Ils ne disent à aucun moment qu’ils sont à la rue, qu’ils sont en squat… Leurs familles cassent souvent leurs tirelires pour qu’ils puissent partir. C’est très dur, et c’est pour cela que beaucoup tombent en dépression », commente Fred. En attendant, l’équipe du SQUID ne baisse pas les bras, malgré les coups durs. Trois-cents personnes comptent sur eux.

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