Épisode 2
7 minutes de lecture
Mardi 3 juillet 2018
par Nathan Reneaud
Nathan Reneaud
Nathan Reneaud est journaliste, enseignant et programmateur au Festival International du Film Indépendant de Bordeaux. Il a co-fondé Accréds.fr, site dédié à l'actualité des festivals de cinéma, et a collaboré avec plusieurs publications : Etudes, Vodkaster.fr., Slate.fr, Popcorn, Soap, Rockyrama, Kiblind. Il fait également partie du comité de rédaction de Carbone, revue de pop culture où il anime la rubrique « Black Pop ».

Le 10 mai 2018, l’association Mémoires et Partages organise une Marche aux Flambeaux pour faire découvrir aux Bordelais.e.s un pan méconnu de l’histoire des Noir.e.s : leur présence dans la ville au XVIIIe siècle ne se résume pas à l’esclavage ou à un moment de transit avant de gagner les colonies. Il y a eu aussi des affranchi.e.s, des personnes autosuffisantes, indépendantes sur le plan financier, voire des entrepreneur.se.s. qui ont accédé à une certaine richesse. Ce sont tous ces destins que la Marche et ses cinq étapes ont fait sortir de l’invisibilité.

Place du Parlement, 19 h et des poussières. Des bougies électroniques sont posées au sol de manière à former un triangle. En poussant les choses à l’extrême, on pourrait dire que l’essentiel de ce qui se joue ce soir-là passe par la conscience que les bordelais. e. s ont de ces accessoires lumineux et de la figure qu’ils dessinent. Les un. e. s les évitent de justesse, les autres n’y prêtent pas attention, les plus éclairé. e. s veillent à ce que le symbole triangulaire ne soit pas défait : « attention Madame, attention Monsieur ». C’est dans cet espace que tout va se jouer, que les corps et les voix parleront. Cet espace est un lieu de mémoire ambulant, qui accueillera des performances, des chants, de la danse, des lectures de textes.

Partage des mémoires

Certain. e. s, donc, ne font que passer place du Parlement, d’autres restent, seul. e. s, avec des ami.es, en famille. Ils attendent un feu plus ardent, plus organique, plus vivifiant que celui, artificiel, mais rechargeable à l’infini, des bougies à pile. Un feu à l’odeur de cire brûlée les réchauffera près de cinq heures durant. Celui des flambeaux qui brûleront lors de la Marche organisée le 10 mai 2017 par l’association Mémoires et Partages, dans le cadre de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Le motif triangulaire de la soirée rappelle bien sûr un type de commerce pratiqué à Bordeaux, premier port colonial et deuxième port négrier. Ce soir-là, son patrimoine nous surplombe, nous sommes ceints de sa pierre de plus en plus prestigieuse et nous ne pouvons ignorer que les fondations trempent aussi dans une eau plus rouge que celle du produit girondin par excellence.

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Illustration : Camille Mazaleyrat

Créée il y a tout juste vingt ans par Karfa Sira Diallo, militant, écrivain et poète versé dans les textes de la « négritude » de Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, Mémoires et Partages est la première association à avoir mis en exergue cette part de l’histoire bordelaise. La visite guidée du « Bordeaux Nègre » qu’elle met en place depuis quelques années est un passage obligé pour prendre conscience du passé négrier de la ville et de ses survivances dans le patrimoine physique, dans l’architecture, dans les rues et les noms qu’elles portent.

Vers un nouveau Bordeaux Noir

Place du Parlement, 20 h. Amplifiée grâce à une sonorisation portative, qui se révèlera bien pratique pour suivre le cortège, la voix de Karfa résonne dans l’enceinte de l’ancienne « Place du Marché Royal » devenue, rappelle le guide Yves Simone, la « Place du Marché de la Liberté ». Le vent révolutionnaire a soufflé. C’est justement un autre visage des présences noires à Bordeaux que cette Marche invite à découvrir. Jusqu’ici, Mémoires et Partages privilégiait le scénario négrier et esclavagiste local, avec bien sûr un souci de remise en perspective historique et transnationale, et d’ailleurs la Marche reprend le principe qui préside à la visite du « Bordeaux Nègre » : une mise en narration de la déambulation, chaque arrêt correspondant alors à une étape de la captivité (capture/cale du navire/plantation…).

Mais cette fois, ce sont d’autres récits qui sont exhumés ; des récits d’émancipation, d’affranchissement, et ce, grâce au travail de thèse de l’archiviste Julie Duprat (« Les minorités noires à Bordeaux au XVIIIe siècle »), désignée de fait comme la conseillère historique de cette marche. C’est elle qui a défini le parcours suivi nuitamment le 10 mai 2018. Grâce à elle, la cartographie bordelaise noire s’enrichit. J’avais eu la chance d’assister à la présentation de sa thèse il y a quelques mois de cela, au cinéma Utopia.  J’étais donc au fait des récits et des personnages qui sont au cœur de sa superbe recherche.

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Illustration : Camille Mazaleyrat

Je parle de « personnages », car la conquête de leur humanité, de leur statut de personne, de leur autosuffisance, de leur indépendance économique bouleverse nos représentations, en font des héros et des héroïnes en puissance, qui aujourd’hui manquent cruellement à la production culturelle et artistique française. Le spectre de l’expérience noire bordelaise est très large et nous l’ignorions.

Sortir des destins de l’invisibilité

C’est le grand mérite de Julie Duprat que d’avoir sorti ces destins de l’invisibilité. Sans elle, les marcheuses et marcheurs n’auraient pu découvrir les histoires dont elle rend également compte sur son blog La petite histoire — lecture passionnante où l’on trouve déjà une douzaine de textes. Le triangle de bougies se déplace d’une étape à l’autre et n’importe quel quidam qui tend l’oreille peut entendre parler de ces noir. e. s affranchi. e. s, de leur existence qui se trouvera à un moment ou à un autre déprise de l’institution et de l’aliénation esclavagistes : il y a Sibilly, qui fait jouer l’appareil juridique pour s’affranchir du sieur Yon, « propriétaire à Saint-Domingue et bourgeois de Bordeaux » qui l’a acquis dans l’illégalité. Il se débarrasse définitivement de ce maître maltraitant le 23 février 1782. Sibilly, qui ne fut jamais déclaré aux autorités, a la loi de son côté, notamment l’article IX de la Déclaration du roi pour la police des Noirs de 1777.

Bien souvent affranchis, les cuisiniers noirs accèdent à une véritable autonomie financière en vendant leurs services au plus offrant.

Tout séjour illégal de plus de trois ans vaut pour affranchissement : « cette logique juridique ne peut se comprendre aujourd’hui, explique Duprat, que si l’on songe que l’affranchissement des esclaves était vu par le pouvoir comme un moyen de sanctionner les maîtres qui ne se seraient pas pliés au règlement » ; autre trajectoire, évoquée lors de la deuxième étape située Place de la Comédie, celle de Jean Nicolas. L’homme, âgé de 36 ans, est la propriété de Jacques Alexandre Nairac, une famille qui fait fortune grâce à la traite négrière entre 1764 et 1792 : on parle d’un total de 24 opérations visant 8000 esclaves. Libéré, Jean Nicolas « continuera à le servir à Bordeaux ou autres lieux » une dizaine d’années, en échange de « 120 livres de gage par an pendant ces dix ans et si nécessaire la même somme ensuite sa vie durant à titre de rente viagère » (Source : Archives départementales de Gironde, 3E 217 000, Me Rauzan, Bordeaux).

St Seurin, épicentre du Bordeaux Noir libre

Il y a deux autres exemples qui témoignent de la complexité des trajectoires en même temps que de la possibilité pour certain. e. s affranchi. e. s d’acquérir une certaine puissance économique. Personnage de la troisième étape qui se déroule près de la place Gambetta, Casimir Fidèle fut le « tenancier très couru de l’Hôtel de l’Empereur », situé au 15, cours Georges Clemenceau — l’établissement, régulièrement complet, sera répertorié dans l’Almanach de commerce de Bordeaux. Comme l’explique Duprat, « le secteur d’activité privilégié de ces non-Blancs exerçant en dehors des maisons est la cuisine : bien souvent affranchis, les cuisiniers noirs accèdent à une véritable autonomie financière en vendant leurs services au plus offrant. »

Dans les années 1790, le destin de Casimir Fidèle croise celui de Marie-Louise Charles, entrepreneuse née en Guadeloupe et arrivée à Bordeaux, semble-t-il, en 1784. La jeune femme achète un bien immobilier qu’elle revend deux fois son prix à Fidèle : « Elle paye cette maison 4000 livres, elle se place parmi les investisseurs les plus fortunés du quartier où le coût des achats est en moyenne trois fois inférieur. L’origine de cette aisance matérielle nous est inconnue et est peut-être à mettre en relation avec Bernardin Brunelot, bourgeois de Bordeaux originaire de Saint-Domingue qui se porte garant pour elle. Quelle que soit l’origine de cette fortune (don ou économies personnelles), Marie-Louise a très vite à cœur de faire fructifier cet investissement : elle décide en effet d’agrandir cette maison en y rajoutant un étage et un grenier. »

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Illustration : Camille Mazaleyrat

Marie-Louise Charles accède à un rang social supérieur dans un quartier considéré comme l’épicentre de la présence noire bordelaise. Nous sommes autour de la Basilique St-Seurin. Beaucoup de mariages y sont célébrés, autant des unions mixtes que des unions noires. Pour certain. e. s, cette validation de l’amour par une instance religieuse a peut-être aussi quelque chose à voir avec le salut des âmes. Cela reste une hypothèse, il serait déplacé de ma part de surinterpréter ce geste ou de lui ôter le libre arbitre qui le détermine. Il est important pourtant de rappeler que, même au XVIIIe siècle, le rapport de la subjectivité noire, afrodescendante ou Antillaise, au christianisme a ses spécificités. La traite négrière, c’était le commerce abominable des chairs autant que celui des esprits qu’il fallait convertir à l’« universalisme » chrétien.

Veiller, résister

Lorsque nous arrivons à St-Seurin, la nuit est bien entamée et la fin de la célébration est proche. Nous sommes tout près de l’Église. On y célèbre ici la résistance, quatrième et avant-dernière étape du parcours.

La Marche reposait sur un principe de veille et d’éveil, aussi bien moraux que physiques. Résister était donc, à ce stade de la commémoration, le maître mot. Le trajet nous mène aux portes du jour suivant, sur lesquelles on cogne à coups de djembé, de chants, de cris de joie, d’applaudissements, quand bien même la police, qui se trouve tout près, pourrait dire d’y aller mollo, quand bien même les habitant. e. s du quartier dormiraient, ou, sans sommeil, observeraient tout cela avec un œil désapprobateur, depuis leurs enviables appartements. Il est presque 1 h du matin. Je suis fatigué, j’ai froid et j’ai sommeil, je n’entre pas dans le cercle de la toute dernière danse, mais j’ai passé une soirée inoubliable, auprès de celles et ceux qui ont fait revivre les affranchi. e. s.

Nathan Reneaud
Nathan Reneaud est journaliste, enseignant et programmateur au Festival International du Film Indépendant de Bordeaux. Il a co-fondé Accréds.fr, site dédié à l'actualité des festivals de cinéma, et a collaboré avec plusieurs publications : Etudes, Vodkaster.fr., Slate.fr, Popcorn, Soap, Rockyrama, Kiblind. Il fait également partie du comité de rédaction de Carbone, revue de pop culture où il anime la rubrique « Black Pop ».
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