Épisode 2
7 minutes de lecture
Lundi 14 mai 2018
par Mathias Edwards
Mathias Edwards
Reporter spécialisé dans la culture et le football, qui ne font parfois qu'un, je travaille depuis 2011 pour le groupe So Press (So Foot, Society, So Film, Pédale!, Tampon, Dada...).

En 1999, M6 rachète un club champion de France, et investit des millions pour amener les Girondins au sommet. Au fil des décennies, la chaîne se heurte à ses propres ambitions et aux moyens colossaux des milliardaires concurrents. Bientôt la fin de l’histoire entre M6 et les Girondins de Bordeaux ?

« Arriver dans un club en fixant un nombre de titres à remporter est très arrogant. » À peine nommé Directeur général des Girondins, dès sa reprise par M6 en 1999, Jean d’Arthuys a bien compris que l’humilité était une composante profondément inscrite dans l’ADN du club bordelais. Et ce d’autant que l’équipe entraînée par Élie Baup est sacrée championne de France pour la cinquième fois de son histoire, 12 ans après son dernier sacre. Et seulement quelques semaines après la reprise… Difficile, dans ces heureuses conditions, d’exiger que l’équipe maintienne un tel niveau de performance. M6 fixe donc à son entraîneur un objectif qui à l’époque paraissait raisonnable : se qualifier pour une compétition européenne chaque saison.

Il faut pour cela terminer dans les cinq premières places d’un championnat comptant vingt équipes, ou remporter une des deux coupes nationales (coupe de France ou coupe de la ligue). Comme le résume Baup avec le tout le pragmatisme qui caractérise les hommes de terrain, « quand vous arrivez chez le champion de France, vous ne dites pas : “maintenant, on va faire 10e !” » La réussite de cette mission est primordiale pour que le club maintienne un certain standing, en conservant son statut de club européen, mais également pour que M6 glisse un pied dans le grand cirque des droits télés du football, d’où elle ne peut plus se permettre d’être absente. Depuis la victoire des Bleus en 1998, c’est une véritable fièvre du ballon rond qui s’est propagée dans tout le pays. Le football a décollé son étiquette de « sport de beaufs », et passionne désormais les femmes et les intellectuels.

À l’arrivée de M6, les Girondins enchaînent les titres
À l’arrivée de M6, les Girondins enchaînent les titres — Photo : Dominique LeLann 

La chaîne dirigée par Jean Ducker doit en être, et le moyen le plus simple est de diffuser les matchs européens de sa nouvelle écurie. Et cela tombe bien, à l’époque, les droits télés de la Ligue Europa (alors appelée coupe de l’UEFA) appartiennent aux clubs qui y participent. Donc à leurs propriétaires. Et c’est ainsi que la ménagère de moins de 50 ans découvrira quelques soirs par an qu’à Bordeaux, des petits gars en bleu marine manient le ballon du mieux qu’ils peuvent, face à des formations venues des quatre coins du vieux continent, de la Belgique à l’Espagne, en passant pas l’Écosse, l’Allemagne, la Slovaquie ou encore la Hongrie.

Programme Erasmus validé

Cet objectif continental, Élie Baup le valide lors des quatre premières saisons de M6 à la tête des Girondins. « Mon contrat étant automatiquement reconduit en cas de qualification pour la coupe d’Europe, cela explique pourquoi je suis resté si longtemps », confirme le coach à l’accent du Midi qui sera évincé en octobre 2003, après un début de saison compliqué. En dix-huit saisons sous le joug de M6, Bordeaux visitera l’Europe à 13 reprises, s’invitant à quatre reprises dans la cour des grands que représente la Ligue des Champions (en 1999-2000, 2006-2007, 2008-2009 et 2009-2010) et devenant l’une des équipes françaises les plus régulières à ce niveau-là.

Au niveau national, les Girondins se permettent également quelques coquetteries. En plus du titre de champions de France raflé en 1999, les marine et blanc ajoutent à leur galerie de trophées une coupe de France en 2013, trois coupes de la ligue (remportées en 2002, 2007 et 2009), ainsi qu’un nouveau sacre national en 2009, avec Laurent Blanc aux manettes. Dans le même temps, le club n’a jamais été réellement menacé de relégation, en ne descendant jamais en dessous de la quinzième place, son pire classement, en 2004-2005.

Les Girondins ne sont jamais descendus en dessous de la 12e place — Photo : Dominique LeLann

Former de jeunes joueurs pour économiser

Pour parvenir à une telle continuité dans les résultats, le groupe M6 a en premier lieu misé sur les infrastructures. Pour faire face à la flambée des coûts des transferts, qui avait forcé les anciens propriétaires à se séparer du club, le repreneur décide dès son arrivée d’investir 50 millions de francs dans la rénovation du centre d’entraînement du Haillan. « Nous étions loin de nous douter qu’on resterait aussi longtemps propriétaires du club, même si on savait qu’on allait être là pour un bail, mais nous voulions à tout prix former des jeunes pour des raisons économiques », pose d’Arthuys.

Ces travaux sont un impératif qui a lourdement pesé dans les négociations préalables au rachat du club par M6, comme en témoigne Baup. Si le technicien était tenu éloigné des négociations financières entre les M6 et ses prédécesseurs, il était tenu au courant par Jean-Didier Lange et Jean-Louis Triaud que « le repreneur viendrait avec un budget conséquent, pour aider le club à passer un cap. La preuve, c’est qu’ils ont tout de suite énormément investi dans la formation, en dotant le club de moyens pour avoir des jeunes de haut niveau pour alimenter l’équipe première. »

Et ces efforts portent rapidement leurs fruits, avec l’émergence quelques années plus tard de tout une flopée de jeunes « made in Bordeaux », parmi lesquels Marc Planus, Marouane Chamakh ou Rio Mavuba, qui seront tous internationaux par la suite. En ce qui concerne les structures propres à l’équipe professionnelle, qui se changeait alors dans les sous-sols du Château Bel-Air, le siège du club, le chantier est également colossal.

Même en vivant au-dessus de ses moyens, le club ne parvient plus à obtenir les résultats sportifs qui étaient les siens il y une petite vingtaine d’années.

« Là, j’ai été consulté, se félicite Baup. Il n’y avait rien, en dehors d’une piscine. Pas de salle de musculation, pas de salle pour le staff médical… pas d’espace en général. Donc on s’est doté d’un confort pour travailler de la manière la plus professionnelle possible. » Ce gros œuvre permet au club de ne pas bouleverser sa politique en matière d’achats de joueurs.

Lors de sa première intersaison en tant que propriétaire, les 120 millions promis par M6 pour renforcer l’équipe sont rapidement engloutis, comme l’explique d’Arthuys : « Après un titre, c’est très difficile, parce que les joueurs prennent la grosse tête et les salaires augmentent. Des joueurs lambda réclament des émoluments de champions de France. En plus, il faut recruter pour la Champions League. » Ainsi, les premières recrues de l’ère M6, à l’été 1999, n’ont rien de clinquant. Il s’agit de Sylvain Legwinski, Jean-Christophe Rouvière et Corentin Martins. Des bons joueurs de Ligue 1 qui n’ont rien de stars internationales. Soit, le type de profils que Bordeaux a eu l’habitude d’engager les dernières saisons. « Le club était champion, donc ils n’avaient pas la volonté de changer la politique sportive de l’équipe première », résume un Baup à la logique toujours aussi implacable.

M6 passe à la caisse

Depuis les travaux initiaux financés par M6, les Girondins de Bordeaux n’ont eu cesse d’améliorer leurs infrastructures, afin de rester en phase avec les exigences du haut niveau. Dix-neuf ans après sa construction, le centre de formation fait actuellement peau neuve, et sa nouvelle version sera opérationnelle cet été. Les équipements des professionnels sont également régulièrement mis à jour, avec l’introduction de moyens vidéo et des outils destinés à une meilleure récupération des organismes, toujours financés par M6. Mais le plus gros investissement de la chaîne reste sa participation dans la construction du nouveau stade, le Matmut-Atlantique.

Les Girondins célèbrent avec Triaud leur victoire en Coupe de la Ligue
Les Girondins célèbrent avec Triaud leur victoire en Coupe de la Ligue — Photo : Dominique Lelann

Financée sur le modèle d’un partenariat public-privé (PPP), l’enceinte inaugurée en mai 2015 aura coûté 23,85 millions d’euros à M6, sur un total de 183 millions, dont une redevance de 3,85 millions sur 30 ans versés à la Ville de Bordeaux. En plus de tous ces investissements, la chaîne comble chaque année le déficit financier creusé par les Girondins de Bordeaux, qui tourne autour des 10 millions d’euros à chaque fin d’exercice. Mais même en vivant au-dessus de ses moyens, le club ne parvient plus à obtenir les résultats sportifs qui étaient les siens il y une petite vingtaine d’années. Depuis leur dernier titre de champion de France, acquis en 2009, les Girondins ne se sont classés qu’une seule fois parmi les cinq premiers du championnat. C’était en 2012. Et lors de cette période, ils ne se sont qualifiés qu’à quatre reprises pour la Ligue Europa. Ces dernières années, un plafond de verre s’est créé au-dessus d’eux, et ils s’y cognent chaque saison un peu plus fort, sans pour autant parvenir à le fissurer.

Un plafond de verre de plus en plus épais

Depuis 2011, le Paris Saint-Germain est la propriété d’un fonds d’investissement souverain du Qatar. Et l’AS Monaco s’est fait racheter par Dmitry Rybolovlev, l’homme d’affaire russe à la fortune estimée à 7,7 milliards de dollars. Depuis, l’Olympique de Marseille est passé sous la coupe de l’homme d’affaires américain Frank McCourt, également multimilliardaire, et l’OGC Nice appartient à 80 % à des investisseurs sino-américains qui ne sont pas venus sur la Côte d’Azur pour faire du tourisme.

L’histoire entre M6 et les Girondins touche-t-elle à sa fin ? — Photo : Dominique Lelann

Face à de telles machines de guerre, M6, dont les Girondins de Bordeaux sont la seule branche déficitaire depuis plusieurs années, ne fait plus le poids. Désormais, « la petite chaîne qui monte » est bloquée à l’étage des seconds couteaux du championnat de France, condamnée à espérer une défaillance d’un des mastodontes pour espérer voir son équipe créer un exploit chaque saison plus improbable. Dans ces conditions, le groupe médiatique sis à Neuilly-sur-Seine ne voit plus tellement l’intérêt de poursuivre son aventure dans un sport qui est pour lui devenu un gouffre financier sans véritable avenir, comme l’explique aujourd’hui Jean d’Arthuys. « La limite d’un groupe comme M6, c’est la rationalité. Un actionnaire qui a des comptes à rendre ne peut pas investir sans limites, comme un milliardaire russe ou un État milliardaire le font. »

Alors que le mandat de Nicolas de Tavernost, seul cadre de M6 véritablement attaché au club, à la tête du groupe se termine en 2020, la chaîne est bien consciente que l’heure du divorce avec Bordeaux doit bientôt sonner. « Aujourd’hui, cela fait quasiment 20 ans que M6 a racheté les Girondins, ils ont considéré qu’il fallait laisser la place à des gens dont c’est le métier principal », souffle le pragmatique d’Arthuys. Et si, comme tout homme, le supporter garde comme principal souvenir d’une relation ses derniers instants, le plus tôt sera le mieux.

Mathias Edwards
Reporter spécialisé dans la culture et le football, qui ne font parfois qu'un, je travaille depuis 2011 pour le groupe So Press (So Foot, Society, So Film, Pédale!, Tampon, Dada...).
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