Présents pour encourager leur équipe depuis 1987, les Ultramarines se veulent les garants de l’identité des Girondins de Bordeaux. Une mission qui s’avère de plus en plus compliquée, à mesure que l’argent déferle toujours plus violemment sur le monde du sport.
Au cours des dix-huit années passées par M6 à la tête des Girondins de Bordeaux depuis la reprise en fin de saison 1998-1999, les relations entre la chaîne et les supporters bordelais n’ont pas toujours été cordiales, l’humeur de ses derniers variant au gré des résultats sportifs obtenus par l’équipe. Pourtant, tout avait commencé sur d’excellentes bases, entre les Ultramarines, le principal groupe de supporters des Girondins, qui compte aujourd’hui un millier de membres, quelque 4000 sympathisants, et qui vient de fêter ses 30 ans, et le nouvel actionnaire principal.
Alex, 23 ans au moment des faits et membre du groupe depuis 1991, se rappelle qu’à l’époque, les ultras avaient « plutôt bien réagi à l’arrivée de M6, parce que c’était un investisseur de renom, une chaîne en pleine expansion qui avait fait le pari de changer son image de chaîne “0 % foot” ». L’homme n’a pas souvenir qu’un représentant de la chaîne ait à ce moment-là demandé à rencontrer les supporters, mais il n’en tient nullement rigueur, conscient que près de 20 ans en arrière, les Ultramarines ne pesaient pas lourd dans la vie de leur club.

« Quand les plus vieux de ton groupe ont 25 ans, tu n’es pas considéré pareil que quand ils en ont 40. » Mais une décision va définitivement conquérir le cœur des supporters qui ont leurs quartiers dans le Virage Sud du parc Lescure : celle de laisser les clés du camion au régional Jean-Louis Triaud. « Leur discours était honnête, rembobine Alex. Ils ont dit “on investit, par contre on n’y connait pas grand-chose au foot, donc on va laisser Jean-Louis Triaud aux manettes, parce qu’il sait ce qu’il fait”. C’était pas mal d’avoir un investisseur qui avait un véritable intérêt à ce que ça marche, tout en laissant les commandes à un mec du cru. »
Papa Triaud et tonton Tavernost
Et c’est peu dire que Jean-Louis Triaud le viticulteur est « un mec du cru ». Jean d’Arthuys, catapulté Directeur général du club dès l’arrivée de la sixième chaîne en Gironde, se souvient de sa première rencontre avec celui qui ne refuse jamais une partie de pêche au Cap Ferret. « Il m’a accueilli de façon professionnelle et paternaliste, parce que je suis arrivé comme un cheveu sur la soupe. Un peu comme à l’armée, on a demandé “qui parle anglais ?”, j’ai levé la main, et on m’a répondu “bon, bah tu vas t’occuper des Girondins”. Humainement, Jean-Louis est un type exceptionnel. » Le champ lexical ne varie pas lorsque Alex évoque celui qui fut le président bénévole des Girondins durant 21 années : « On avait une vraie relation avec lui. Il nous engueulait parfois comme si on était ses enfants. »

Nicolas de Tavernost, devenu président du directoire du Groupe M6 en 2000, suite au décès de Jean Drucker, a quant à lui mis du temps à appréhender la faune qui encourage ses joueurs aussi bien à domicile qu’à l’extérieur. Selon Alex, c’est au fil des années que celui qui a rencontré Jean-Louis Triaud pour la première fois sur les bancs de Sciences Po Bordeaux a développé un véritable attachement pour les Girondins. Si bien qu’aujourd’hui, l’équipe au maillot frappé du scapulaire n’est plus qu’une simple filiale du Groupe M6. Et quand il reçoit les porte-paroles des Ultramarines, toujours à la demande de ces derniers, c’est en prêtant une oreille attentive à leur discours, veut croire le supporter de 42 ans.
« Ce n’est pas que de la communication de sa part. Notre vision du club l’intéresse, parce qu’elle n’est pas la même que celle des salariés. Il sait que nous sommes des passionnés, qui n’avons rien à lui vendre ou à lui acheter. C’est quelqu’un qui nous écoute, qui ne regarde pas sa montre quand on lui parle, qui éteint son portable », déballe Alex en évoquant ces rencontres qui sont rares, mais toujours intéressantes. Pour se persuader que leur parole a un véritable poids, les supporters se plaisent par exemple à penser que la nomination d’Ulrich Ramé au poste de Directeur sportif à l’été 2016, un poste vacant depuis des années, est le résultat de leur lobbying acharné.
Pyrotechnie, Sahraouis et identité régionale : bienvenue chez les Ultramarines
Cette « gestion très terroir, avec au-dessus, une société qui n’était pas là que pour le business », comme le supporter définit le règne de M6, convient finalement assez bien aux Ultramarines. Et cela fait finalement figure d’exception, dans l’industrie ultralibérale qu’est le football professionnel. Car pour bien comprendre le monde ultra, il faut revenir à sa genèse.

Apparu en Italie dans les années 60, le mouvement s’implante dans l’hexagone au milieu des années 80. Constitués en associations indépendantes financièrement et moralement du club qu’ils supportent, et regroupés dans une même tribune, les ultras encouragent leur équipe au moyen de chants et d’animations, qu’il s’agisse de banderoles, d’engins pyrotechniques ou de tifos (ici celui des Ultramarines face à Marseille, en novembre dernier). Au-delà du football, les groupes ultras ont chacun une mentalité propre, qu’elle soit politique ou sociale, ce qui peut entrainer des rivalités trouvant leurs racines au-delà de certaines rivalités purement sportives.
Si les Ultramarines bordelais ont pour habitude de se déclarer pudiquement « humanistes », on peut aisément les classer comme antifascistes et régionalistes. En dehors de leurs activités dans les stades, ils viennent régulièrement en aide aux migrants, en particulier les Sahraouis, très présents à Bordeaux, et aux plus démunis en général, en distribuant des repas concoctés dans leur local, ou en collectant des jouets avant la période de Noël.
Plus largement, le mouvement ultra dans son ensemble lutte contre ce qu’il appelle « le foot-business » — à savoir la course effrénée lancée depuis des années par les instances vers une recherche de profits toujours plus importante, souvent au détriment des supporters, en programmant par exemple des matchs à des horaires rendant difficiles les déplacements de supporters pour mieux satisfaire les diffuseurs, et le rachat de plus en plus fréquent de clubs par des investisseurs dont l’intérêt est uniquement financier, au détriment de l’histoire parfois centenaire de certaines institutions.
On ne peut pas accepter d’avoir à la tête du club des mecs contre qui on se bat au quotidien.
Et c’est bien sur ce dernier point que la gestion des Girondins de Bordeaux par M6 a été jugée « compatible avec notre mentalité » par les ultras bordelais, comme l’explique Alex : « Avec M6, nous avons une relation à échelle humaine. On n’a jamais eu l’impression de vendre notre âme au diable en discutant avec eux. À chaque fois que nous avons eu des choses à leur dire, on leur a dit franco. C’est important que ce soit une entreprise qui ne s’intéresse pas seulement aux bilans financiers, mais également à ce qu’il se passe autour : la région, les gens, l’identité, l’histoire. Et ça, ça passionne Tavernost. » À l’heure où l’argent est plus qu’omniprésent dans le monde du football, la jeunesse bordelaise indépendante et intransigeante sur ses principes à de quoi être inquiète, au moment où le club qu’elle soutient est officiellement en vente. Et elle a de quoi.
Ne pas vendre son âme au diable
Le pire cauchemar des Ultramarines ? Que les Girondins soient cédés à un repreneur qui « ferait table rase de l’identité locale, des habitudes et de ce qui est déjà en place », raconte en tremblant Alex. « Un genre de mec capable de flinguer un club pour au final se planter et se casser avant de perdre trop d’argent, comme c’est actuellement le cas à Lille. Les gens viennent au stade parce qu’ils se reconnaissent dans les Girondins. C’est le seul club de foot pro de la région. »

« Les mecs ne doivent pas oublier que les Girondins, c’est du bleu marine et du blanc. Si un gars veut changer tout ça, on lui rappellera qu’on est là. On n’acceptera pas un simple business plan. De même, on n’acceptera pas de vendre notre âme au diable en supportant un club racheté par un État à la politique contraire à nos idéaux, comme c’est le cas pour le PSG avec le Qatar, ou à un entrepreneur aux idées totalement contraires aux nôtres », tonne Alex en faisant allusion à l’Américain Philip Anschutz, un milliardaire américain un temps pressenti pour racheter une partie du FCGB, et connu entre autres pour avoir financé des groupes anti-LGBTQ, antiavortement, et proarmes à feu.
« On ne peut pas accepter d’avoir à la tête du club des mecs contre qui on se bat au quotidien. » Le ton est assuré, mais dans la pratique, les supporters ne siégeant pas au conseil d’administration du club, leur contestation ne peut s’exprimer que dans des tribunes que les financiers n’écoutent plus — quand ils ne les méprisent pas — depuis longtemps. Alors si un tel scénario venait à se produire, quels seraient les moyens d’action des Ultramarines ?
« Notre rôle sera d’alerter le public sur l’identité de ce nouvel arrivant qui ne correspondrait pas du tout à notre mentalité, souffle Alex en se rendant justement au stade pour assister à la victoire des siens face à Dijon. Quand on entend parler d’un joueur pisté par les Girondins, et qu’on sait qu’aussi bon soit-il, c’est un connard fini qui passe son temps à faire la bringue, on fait savoir qu’on n’en veut pas. Si on le fait pour les joueurs, pourquoi on ne le ferait pas pour les dirigeants ? »

Contre le « foot-business », mais à la fois conscient que leur club a besoin de faire mieux que vivoter entre la 6e et la 10e place du championnat, de gauche, mais ancrés dans un monde résolument capitaliste, les Ultramarines cultivent les paradoxes sans pour autant être dupes. Et c’est là le plus important pour eux. « Si t’as pas de thunes, t’as pas de résultats. Et si tu viens au stade, c’est pour voir gagner ton équipe, récite Alex, conscient que si demain tu me dis que l’entreprise du coin veut reprendre le club avec un budget dérisoire et va nous faire descendre très bas, je te dirais que c’est dommage qu’on n’ait pas un peu plus de pognon. Mais tu peux avoir un modèle différent qu’un fonds d’investissement, dans lequel finalement personne ne met tout son argent, sa passion et son énergie, mais attend un retour sur investissement sur quatre ou cinq ans. Ça, on n’en veut pas. »
Malheureusement pour Alex et toute sa bande, il semble que ce que les gens dépourvus d’idéaux appellent « le sens de l’histoire » lui procure bien des soucis dans un futur très proche. À ce moment-là, il sera temps de ressortir les vieilles banderoles contre le foot-business. À condition, bien sûr, qu’elles soient encore autorisées.