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Jeudi 17 septembre 2020
par Loïc Ramirez et Marion Vercelot
Loïc Ramirez
Diplômé en Histoire à l'Université de Nanterre, journaliste indépendant, j'ai collaboré avec différents médias français (Le Monde diplomatique, Le Courrier de Russie) et espagnols (El Salto, Pikara magazine). Mes reportages m'amènent principalement en Amérique latine et en Europe de l'Est.
Marion Vercelot
Photographe indépendante depuis 2013, formée à Gobelins, l'école de l'image. Je suis également une formation de journalisme proposée par Street Press en 2017. Depuis, je navigue entre plusieurs univers: tantôt pigiste pour la presse, tantôt photographe corporate ou de nature morte. Les sujets de société et environnementaux ont ma préférence.

Ce n’est plus un secret pour personne : l’Église catholique a joué un rôle important tout au long du conflit basque, des deux côtés de la frontière. Ce qui a valu à certains prêtres, impliqués dans des processus de médiation ou dans le soutien aux prisonniers basques, de se voir accusés d’être « la sacristie de l’ETA ». Alors que le processus de paix initié en 2011 bute aujourd’hui sur les questions pénitentiaires, retour sur cette histoire singulière avec des hommes de foi engagés.

« Je suis de Castille », lance d’emblée notre interlocuteur, avant de laisser quelques secondes de silence. Puis il ajoute : « C’est une donnée importante pour comprendre la suite. » Assis dans une cafétéria près de la gare autoroutière de Bilbao où il nous a donné rendez-vous, Goyo Ubierna revient sur son parcours. Né à Burgos, il émigre avec sa famille au Pays basque espagnol à la fin des années 1950, « le sac à dos chargé de pauvreté et d’idéologie conservatrice. »

Enfant d’un père franquiste, élevé dans un milieu « espagnol et de droite », il entre au catéchisme dès son plus jeune âge. « Mais toujours avec cette sensibilité chrétienne à l’égard des pauvres », souligne-t-il. Malgré son immersion totale, il confesse ne pas comprendre à l’époque, le peuple avec lequel il cohabite et grandit. « Je me demandais ce que les Basques voulaient alors qu’ils avaient du travail, un bon niveau de vie, de tout ! »

C’est lors d’une visite dans un village, alors qu’il travaillait comme agent commercial, que le jeune émigré découvre, à travers le témoignage d’un habitant, le caractère systématique des tortures commises par la police franquiste sur la population locale. « Ça m’a bouleversé, j’ai donc décidé de faire des recherches et me suis intéressé à la culture basque. »

Goyo Ubierna, espagnol castillan acquis à la « cause basque »
Goyo Ubierna, espagnol castillan acquis à la « cause basque » — Photo : Marion Vercelot

Convaincu d’avoir été aveuglé, Goyo devient progressivement un ardent défenseur de la cause indépendantiste et lie celle-ci à sa foi religieuse. « Je suis en plus témoin du concile Vatican II (1962-1965), qui a apporté un air nouveau dans l’Église, en prônant une proximité plus grande avec le peuple et la réalité incarnée. » En conséquence, il intègre les Communautés populaires chrétiennes (Comunidades Cristianas Populares) qui sont créées au début des années 1970, et qui visent à organiser leurs membres autour d’une pratique militante du fait religieux.

Proches des secteurs ouvriers et clairement de gauche, ces groupes s’organisent au niveau local et se coordonnent sur le plan national. « J’y acquiers une vision politique et sociale, avec une lecture de classe, il faut le dire », explique-t-il. Avec d’autres membres de ces communautés, Goyo organise le soutien aux familles de prisonniers. Il participe à la publication de revues religieuses engagées comme Utopía, à Madrid, et Herria 2000 Eliza au Pays basque.

Un jour, accompagné de mères de détenus, il interpelle un évêque sur « la politique de terreur » en application sur le territoire. En vain. « L’accueil a été si froid que j’en ai eu honte pour ces femmes, déjà meurtries par la situation de leurs fils, cet évêque je l’aurais giflé ! » Peu à peu l’homme prend ses distances avec l’institution, ou plutôt l’inverse. « Nous ne voulions pas perdre le lien avec la hiérarchie religieuse bien que nos relations fussent mauvaises, mais ceux qui prenions la défense des prisonniers et de leur famille étions accusés d’être “la sacristie de l’ETA” », dit-il avec regret.

Membre de la Coordination des prêtres d’Euskal Herria, Felix Placer se revendique comme un représentant de la Théologie de la libération.

« Aujourd’hui les paroisses se vident, mais, après tout, avec une telle Église même Dieu ne veut plus y rentrer », ironise Goyo. « Mais nous avons eu la chance ici d’avoir le soutien de certains prêtres, notamment ceux qui intègrent la Coordination des prêtres d’Euskal Herria (La Coordinadora de Sacerdotes de Euskal Herria) comme Felix Placer. »

Le combat du peuple basque peut également compter sur l’aide d’hommes d’Église au nord des Pyrénées. Parmi eux, le nom de Mikel Epalza revient sans cesse, même en Espagne. Né en 1946 de parents exilés ayant fui le franquisme, le prêtre Mikel Epalza est reconnu comme un ardent militant pour la paix au Pays basque. Longtemps basé à Biarritz, rattaché au diocèse de Bayonne, il a été témoin des exactions du Gal de ce côté-ci de la frontière et a œuvré de nombreuses années pour la réconciliation.

Dans un entretien réalisé en 2015, l’homme appelait à fonder une « société nouvelle, libérée du cycle sanglant : action – répression – action » tout en rappelant que, pour cela, « l’Église, “experte en humanité” a un rôle moteur à jouer. »

Le caractère libérateur de la théologie

Sur la table de la salle à manger, des tasses de thé viennent d’être servies. « Asseyez-vous, mettez-vous à l’aise », s’empresse de dire Felix. Bien qu’âgé de plus de quatre-vingts ans, ses gestes sont vifs et sa voix énergique. « Nous pouvons parler en espagnol ou bien en français. » Prêtre, docteur en théologie et ancien étudiant à l’Université de la Sorbonne, à Paris, Felix Placer Ugarte a également été professeur à la faculté de Théologie de Vitoria-Gasteiz.

C’est dans cette ville située au nord de l’Espagne — au « Pays basque Sud » (Hegoalde) corrige-t-il — que nous reçoit celui qui est devenu aujourd’hui une figure importante de la cause indépendantiste et de la paix. « Ma famille a combattu pendant la guerre civile et a été persécutée durant la dictature, mon oncle même a été fusillé par les franquistes, c’est sans doute ce qui explique ma sensibilité autour de la question basque. »

Felix Placer Ugarte, et Agustin Gil, membre des Comunidades Cristianas Populares
Felix Placer Ugarte, et Agustin Gil, membre des Comunidades Cristianas Populares — Photo : Marion Vercelot

Membre de la Coordination des prêtres d’Euskal Herria, Felix Placer se revendique comme un représentant de la Théologie de la libération, courant catholique né en Amérique latine durant la seconde moitié du XXe siècle et d’inspiration socialiste. « Soit la théologie est libératrice, soit ce n’est pas de la théologie », explique le prêtre. « Une théologie qui se veut fidèle au message du Christ, qui se proclamait libérateur des pauvres et des opprimés, est nécessairement une théologie libératrice. »

Fusionnée à l’analyse marxiste, la Théologie de la libération apparaît dans un contexte latino-américain alors en pleine ébullition où les inégalités sociales sont, à l’époque, également le moteur de toute une série de soulèvements armés. Des groupes insurgés intègrent alors dans leurs rangs ces prêtres « rouges » comme la guérilla colombienne de l’ELN (Armée de libération nationale, Ejército de Liberación Nacional). Fondée en 1964, cette organisation se dotera de figures historiques comme le prêtre Camilo Torres Restrepo — tué au combat en 1966 — et sera même commandée par un religieux, le prêtre José Manuel Perez, jusqu’à sa mort en 1998.

Bien que partageant des points de vue idéologiques, Felix Placer n’a jamais pris les armes comme l’ont fait certains de ses homologues sud-américains. Il a, au contraire, toujours opposé à l’action armée d’ETA l’alternative d’une solution politique comme une issue au conflit basque. « Nous ne copions pas le modèle latino-américain, nous appliquons la Théologie de la libération à la situation en Europe. »

Devenu curé en 1960, pendant la dictature militaire (1939-1975), notre interlocuteur se rappelle « la répression très dure » de l’époque. « À cette période, la hiérarchie ecclésiastique était totalement soumise au régime, qui désignait les évêques ; ces derniers étaient alors totalement convaincus par l’idéologie franquiste et son discours de croisade. »

L’Église catholique s’implique

Pourtant, cette même année, une première réaction contre la répression surgit au sein de l’Église catholique basque : 339 prêtres du Pays basque signent une lettre dans laquelle sont dénoncées des arrestations et des actes de tortures sur le territoire en même temps qu’elle proclame une prise de position en faveur de la culture et la langue basque. « Un épisode qui a marqué un tournant dans l’histoire du clergé », affirme Felix.

Manifestation à Bilbao, 11 janvier 2020
Manifestation à Bilbao, 11 janvier 2020 — Photo : Marion Vercelot

Sanctionnés, les signataires subirent des pressions de la part de la hiérarchie ecclésiastique et certains d’entre eux furent condamnés à l’exil. Sans doute cet épisode aida à convaincre les franquistes d’ouvrir la prison de Zamora, en 1968, destinée à accueillir les prêtres réfractaires au régime. Selon un article publié dans le journal La Opinión de Zamora, 54 religieux y furent enfermés, dont 43 Basques jusqu’à sa fermeture, en 1977. « Avec la mort du dictateur (1975) et la dénommée “Transition”, une nouvelle étape s’ouvre », poursuit Felix Placer. Des évêques basques sont nommés en Euskal Herria. »

Le contexte aidant, le discours de l’Église évolue. La défense de la culture basque et de la langue basque, l’euskara, sont à l’ordre du jour. « Pour la première fois, il y a une volonté de se décanter en faveur d’une solution politique au conflit, ce qui est un détail important, car à l’époque les morts causées par ETA étaient quasi quotidiennes. » Mais la mue de la dictature en régime parlementaire démocratique n’entraîne pas une disparition de la lutte armée ni de la répression aveugle.

Le 3 mars 1976, lors d’une grève organisée dans le Pays basque, plusieurs centaines de travailleurs se réunissent dans et autour de l’Église de San Francisco, à Vitoria-Gasteiz. Délogés violemment par la police, les grévistes sont victimes de tirs de gaz lacrymogène et de coups de matraque. Un affrontement violent éclate autour de l’édifice religieux. Là, face aux portes de la paroisse, cinq ouvriers sont abattus.

Le problème c’est la reconnaissance du peuple basque comme un peuple à part entière, et son droit à l’autodétermination.

« C’est suite à cet évènement que naît la Coordination des prêtres d’Euskal Herria, explique Felix Placer, et pendant plus de quarante ans nous avons travaillé autour de la problématique liée au Pays basque et à celle des prisonniers. » Notre interlocuteur ne le dévoile pas durant notre entretien, mais il était l’un des prêtres présents dans l’église au moment du massacre.

En 2009, de nouveaux évêques arrivent au Pays basque, parmi eux le très conservateur José Ignacio Munilla à San Sébastian. « L’Église basque opère alors un virage à droite », affirme Felix, « toutes les revendications éthiques et politiques concernant le problème basque disparaissent. » L’une des revendications abandonnées par le nouveau prélat est la demande d’une unification des territoires religieux basques. « Depuis toujours, nous sommes divisés en tant que province ecclésiastique. Il n’y a pas de diocèse qui regroupe toutes les paroisses d’Euskal Herria. Nous en avons plusieurs fois fait la demande auprès de Rome, mais il n’y a jamais eu de réponse. » Pourquoi ? « À cause des pressions de Madrid ! C’est une question politique. »

Contre la dispersion des prisonniers basques

Fervent défenseur des droits des prisonniers, Felix Placer milite essentiellement aujourd’hui pour mettre fin à la politique de dispersion des détenus. Un engagement qui lui a attiré de nombreux ennemis. Plusieurs journaux l’ont qualifié par le passé de prêtre « pro-etarra » (pro-ETA).

En 2011, l’homme a été appelé à comparaître au Tribunal national de Madrid (Audiencia Nacional) pour avoir été l’organisateur d’une manifestation dans laquelle ont été exhibés — chose interdite — des portraits de prisonniers indépendantistes.

Felix Placer Ugarte, prêtre et membre de la Coordinadora de Sacerdotes de Euskal Herria
Felix Placer Ugarte, prêtre et membre de la Coordinadora de Sacerdotes de Euskal Herria — Photo : Marion Vercelot

« Nous nous sommes toujours montrés solidaires des victimes, d’un camp comme de l’autre », assure pourtant le vieil homme. « Mais l’amnistie, qui a été même exigée à une époque par certains évêques, est un élément de tradition chrétienne et un moyen de dépasser ce conflit. »

Le rapprochement des détenus est aujourd’hui activement exigé par la société civile basque, mais également au Pays basque Nord — sous administration française — par des formations politiques de tout bord. Comme beaucoup d’autres, Felix Placer et Goyo Ubierna poursuivent leur engagement dans ce sens afin de trouver une solution politique au conflit national qui n’a pas disparu avec la dissolution d’ETA en 2018. « C’est parce que le problème, en définitive, ce n’est pas l’ETA, conclut notre interlocuteur. Le problème c’est la reconnaissance du peuple basque comme un peuple à part entière, et son droit à l’autodétermination. »

Loïc Ramirez
Diplômé en Histoire à l'Université de Nanterre, journaliste indépendant, j'ai collaboré avec différents médias français (Le Monde diplomatique, Le Courrier de Russie) et espagnols (El Salto, Pikara magazine). Mes reportages m'amènent principalement en Amérique latine et en Europe de l'Est.
Marion Vercelot
Photographe indépendante depuis 2013, formée à Gobelins, l'école de l'image. Je suis également une formation de journalisme proposée par Street Press en 2017. Depuis, je navigue entre plusieurs univers: tantôt pigiste pour la presse, tantôt photographe corporate ou de nature morte. Les sujets de société et environnementaux ont ma préférence.
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