Épisode 3
6 minutes de lecture
Vendredi 9 mars 2018
par Laurent Perpigna Iban
Laurent Perpigna Iban
Il travaille principalement sur la question des nations sans états, des luttes d'émancipation des peuples aux processus politiques en cours, des minorités, et des réfugiés. Il est souvent sur la route du proche et du moyen Orient pour son site Folklore du quotidien.

Le processus de paix au Pays Basque ne ressemble définitivement à aucun autre. Alors que celles et ceux qui le portent demandent avec insistance aux Etats français et espagnol de s’engager sur le terrain de la conciliation, Paris et Madrid restent pour le moins distants. Pire : le gouvernement espagnol s’arc-boute dans une négation totale du processus de paix, et préfère proclamer sa victoire contre le terrorisme. Au Pays Basque, ce manque d’horizon énerve, agite. Et pourrait bien créer de nouvelles rancœurs, loin de la paix tant espérée.

Nous sommes tard dans la nuit du 15 au 16 octobre 2016. Les fêtes d’Alsasua, un petit village de la communauté forale de Navarre au Pays basque sud, battent leur plein. Les bars du centre-ville sont bondés, l’atmosphère est joyeuse, enivrée. Soudain, deux hommes et leurs compagnes échangent des mots avec un groupe de jeunes garçons et filles, avant de se voir éconduits du bar Koxka Taberna. Cette histoire, semblable à tant d’autres, aurait pu s’arrêter là.

Mais il s’avère que les deux hommes pris à partie sont en réalité des membres de l’unité espagnole de la Guardia Civil, justement en civil. Ces derniers dénoncent immédiatement un lynchage organisé. Un acte politique. Les jeunes gens et les témoins rapportent eux des provocations de la part de militaires passablement ivres, et une blessure accidentelle de l’un d’entre eux qui se seraient tordu la cheville dans la bousculade. Il n’empêche que ce dernier doit être opéré. Les autres dommages sont anecdotiques : on parle d’un torticolis et d’un ongle retourné.

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Appel à la manifestation pour le rapprochement des prisonniers — Photo : Maud Rieu

Sept garçons et filles, âgés de 19 à 24 ans vont rapidement être interpellés, puis placés en détention. Au mois de novembre, le haut tribunal espagnol décide de poursuivre les jeunes gens pour « délit de terrorisme ». Alors qu’ETA a annoncé un cessez-le-feu permanent depuis 2011, et que la société basque s’investit dans « l’après », cette affaire questionne ce processus de paix dont nous parlons tant.

Madrid : pas de processus de paix, mais une victoire contre le terrorisme

Le traitement réservé à cette affaire met bien en lumière une volonté politique du gouvernement espagnol de maintenir sa pression sur la jeunesse basque. Cette bagarre de bar somme toute assez banale a ainsi été assimilée à un acte de Kale Borroka, ces émeutes urbaines qui agitaient les rues aux heures les plus dures du conflit. Nous évoluions alors dans une autre époque : celle des lance-pierres, des contenaires incendiés et des courses poursuites hebdomadaires dans les rues des villes basques.

Pour Johanko, ex-militant bayonnais de groupes de jeunesse indépendantistes comme Gazteriak, Haika ou encore Segi, il faut bien y voir une politique assumée par l’État espagnol : « Cette affaire relève de la criminalisation de la jeunesse basque, au même titre que l’affaire des quatre d’Orereta, mais il faut aussi placer cela dans un contexte plus général. On assiste depuis quelques années, surtout depuis le retour du Partido Popular (PP) au pouvoir, à une criminalisation de la jeunesse et des mouvements sociaux dans tout l’État espagnol. Les cas similaires sont assez nombreux : Alfon à Madrid, les condamnations de chanteurs de rap comme Pablo Hasel et Valtonyc pour leurs textes, les nombreuses arrestations et condamnations pour de simples tweets… ».

Le gouvernement espagnol juge qu’il n’y a ni processus de paix ni même volonté de paix chez les Basques, mais plutôt une victoire totale contre le terrorisme.

L’extrême fermeté du gouvernement espagnol n’est pas une nouveauté, bien qu’elle ait été largement mise en lumière récemment lors du référendum d’indépendance catalan. Les coups de matraque qui s’abattirent le 1er octobre 2017 sur les votants devant les caméras du monde entier sont là pour en témoigner : l’État espagnol ne se soucie que très peu de l’image qu’il renvoie tant que la loi et l’ordre sont respectés.
Et c’est cette même opiniâtreté qui pousse le gouvernement de Mariano Rajoy à faire comme si le processus de paix au Pays basque n’existait pas.

L’Association des familles de victimes du terrorisme, un barrage à la paix ?

D’autres facteurs politiques rentrent cependant en jeu. Le sujet ETA est très sensible en Espagne, et provoque toujours un émoi considérable. Sur l’affaire d’Alsasua, l’Audiencia Nacional a été saisie par Covite (l’Association de victimes du terrorisme au Pays basque) qui exerce une pression sans relâche sur l’État espagnol. La structure nationale des familles de victimes, l’AVT, s’est-elle transformée en véritable lobby politique ces dernières décades, comme le constate le politologue espagnol Carlos Martinez : « L’association des Victimes du Terrorisme est une association manipulée, et facilement manipulable par l’extrême droite, y compris l’aile la plus radicale et réactionnaire qu’il y a dans le PP. Nous parlons là du secteur néo-phalangiste et néo-franquiste. Je pense que l’AVT est depuis longtemps instrumentalisée politiquement par ces secteurs réactionnaires ».

La place de l’AVT dans le règlement de ce conflit est stratégique, puisqu’elle légitime aux yeux d’une partie de l’opinion publique l’absence de débat : qui oserait se positionner contre l’avis des proches de victimes d’attentat ?

D’un autre côté, les relents franquistes et l’impunité dont jouissent les acteurs de l’AVT nourrissent les indépendantismes, et contribuent à polariser un peu plus la société espagnole, rendant toute discussion impossible.

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Portraits de militants basques portés disparus à Bayonne — Photo : Maud Rieu

La question n’est pas que sémantique. Madrid évite soigneusement de parler « de processus de paix » au Pays basque, et pour cause : le gouvernement espagnol juge qu’il n’y a ni processus de paix ni même volonté de paix chez les Basques, mais plutôt une victoire totale contre le terrorisme, comme le résumait la vice-présidente du gouvernement Soraya Sáenz de Santamaría à la veille du désarmement d’ETA : « Ce qui a provoqué la défaite d’ETA, c’est la démocratie, l’efficacité des corps et des forces de sécurité de l’État, l’application juste et stricte de la loi par les juges, et la force des victimes réclamant toujours justice et dignité… Ce qui a provoqué la défaite d’ETA, c’est l’unité d’un pays, et notre force est la principale faiblesse des terroristes. Et nous continuerons ainsi, jusqu’au bout ».

Même son de cloche pour Mariano Rajoy, qui refuse catégoriquement que le désarmement d’ETA soit le point de départ de négociations : « Le désarmement d’ETA n’engendrera aucune concession de la part du Gouvernement, qui en plus de cela ne réalisera aucune action afin de faciliter la remise des armes ». Le président espagnol assurait, avant même le 8 avril 2017, qu’il n’y aurait aucun changement dans la politique pénitentiaire. Pour lui, la dispersion des prisonniers dans un grand nombre de prisons de l’État espagnol, ainsi que leur éloignement du Pays basque sont des options « juste, démocratique, et respectueuse » envers les familles des victimes d’ETA.

 

Et la France, dans tout ça ?

La France reste tenue à la « solidarité démocratique » qui la lie à son partenaire espagnol. Et même dans le cas où elle n’approuverait pas le traitement du cas basque par le gouvernement de Mariano Rajoy, elle ne semble pas pour le moment en mesure de tenir tête à Madrid.
Ce qui ne signifie pas qu’elle est inactive pour autant : deux prisonniers, incarcérés à la centrale de Saint-Maur et à la maison d’arrêt d’Osny, ont été transférés à la fin du mois de février au centre pénitentiaire de Mont-de-Marsan (Landes).

Le torchon brûle déjà dans les rangs des soutiens aux prisonniers.

D’autre part, des entrevues entre des élus et le ministère de la Justice ont permis la levée du statut de détenus particulièrement surveillés (DPS) pour plusieurs prisonniers basques.

Ces avancées sont cependant relativisées par une partie des milieux indépendantistes. Johanko, comme beaucoup d’autres, ne croit pas que la donne puisse changer : « À vrai dire je n’attends pas grand-chose, je pense que l’État français se contentera du minimum : rapprochement de certains prisonniers, quelques avancées institutionnelles pour le Pays basque nord… Mais je ne pense pas que cela ira beaucoup plus loin. »

Sortir de l’impasse

Ces crispations ne sont pas anecdotiques. Le torchon brûle déjà dans les rangs des soutiens aux prisonniers. Ainsi, le mouvement ATA (mouvement pour l’amnistie et contre la répression), s’est désolidarisé de la plateforme historique de soutien aux familles et fait route à part depuis quelques années. Même s’il est minoritaire, il entraîne plusieurs milliers de personnes dans son sillage, derrière message clair : « Pas de paix sans amnistie ». Dans un paysage politique en pleine mutation, ATA accuse les principales forces politiques d’avoir abandonné toute revendication sur l’amnistie des prisonniers basques. Avançant l’idée qu’« on ne termine pas une guerre avec des prisonniers de guerre », cette frange dure du mouvement indépendantiste estime ainsi que le rapprochement des prisonniers n’est pas suffisant.

Le débat est donc, au Pays basque aussi, agité. Le changement de stratégie de la gauche indépendantiste est mal vécu par beaucoup de militants ; pour d’autres c’est l’aspect radical d’ATA qui dérange : « Entre d’un côté la gauche abertzale officielle qui était révolutionnaire et qui est en train de s’institutionnaliser pour devenir gestionnaire ou comme diraient certains réformiste, et de l’autre une “dissidence” qui tient des discours tout droit sortis des années 80, je dois dire que je suis un peu pessimiste pour les années à venir » conclut Johanko.

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« Le Pays doit vivre » — Photo : Maud Rieu

Alors, dans ce contexte, comment tracer définitivement le chemin de la réconciliation ?

Peut-être nous faut-il regarder du côté des peuples qui ont connu le même type de défis. La Justice transitionnelle qui s’est opérée notamment en Afrique du Sud, en Irlande, ou maintenant en Colombie n’a pu se faire que grâce à un travail collectif, incluant toutes les parties des conflits. En ce sens, c’est bien le gouvernement espagnol qui a en main les clés de la paix et qui bloque toute avancée.

Le processus de paix au Pays basque, s’il continue de reposer sur le concept du « vainqueur et du vaincu », risque bien de n’être finalement lui-même qu’une prolongation du conflit, en perpétuant les rancœurs.

Laurent Perpigna Iban
Il travaille principalement sur la question des nations sans états, des luttes d'émancipation des peuples aux processus politiques en cours, des minorités, et des réfugiés. Il est souvent sur la route du proche et du moyen Orient pour son site Folklore du quotidien.
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