Comment faire du vin avec « quelques » degrés de plus ? Le vignoble de Saint-Émilion n’a plus rien à voir avec son désormais lointain ancêtre de 2017.
À travers cinq cartes postales de lieux emblématiques de la région, la romancière Eve Gabrielle Demange imagine la vie en 2050 — un récit inspiré de ses entretiens avec Hervé Le Treut, coordinateur de l’étude Acclimaterra sur Les Impacts du changement climatique en Aquitaine.
« Saint-Émilion, France — 25 août 2050
Yaho Ayame,
Nous sommes de retour à Bordeaux. Papa ne voulait pas rentrer à Kyoto avant de voir comment les Bordelais fabriquent leur vin. Nous avons passé la journée dans les vignes de Saint-Émilion, avec Hubert le propriétaire d’un des plus célèbres châteaux de la région.
Une atmosphère de fête plane ici, une ivresse légère mêlée au délicat parfum des raisins. Les vignerons s’agitent, tandis qu’une armée de vendangeurs ramasse les précieux grains sous un soleil de plomb. Toute la région célèbre le fruit du travail d’une année dans les chais. Autrefois ils récoltaient le raisin en septembre, maintenant mi-août et Hubert pense qu’ils le ramasseront bientôt à la fin juillet.
Il faut le voir goûter ses fruits et parler des vignes avec l’œil qui pétille. Quand il décrit ses vins, il parle d’“œil rubis”, de “nez tout en élégance”, de “bouche longue” et de “robe soyeuse”. J’ai l’impression de voir une femme dont il serait amoureux. Il dit que le cru 2050 sera très bon même si 60 % de la récolte a été gâtée par les gelées tardives du printemps. Par bonheur, la grêle des derniers jours a épargné son domaine. Ce n’est pas le cas pour tous les cépages.
Les vignerons de la région passent leur temps à inventer des solutions pour s’adapter aux intempéries, aux canicules et au manque d’eau en Aquitaine. Il parait même que certains testent la culture de la vigne en sous-sol. Le père d’Hubert a commencé par implanter des porte-greffes plus résistants à la sécheresse dans les années 2020. Mais ça n’a pas tenu. Alors, la famille a racheté des terres en Normandie.
Là-bas, le climat ressemble à l’Aquitaine du début du siècle et cela leur permet d’assurer la production des cépages traditionnels de Saint-Émilion. Tu vois, le problème c’est que ces températures plus élevées, ça change le goût des vins. Papa était tellement choqué d’apprendre que le vin de Bordeaux vient des raisins mûris à Caen. Moi, ça m’a fait rire. Comme l’acheminement des fruits depuis le nord de la France coûte de plus en plus cher avec les économies d’énergies, Hubert a créé de nouvelles appellations plus corsées. Et tu sais quoi, ça marche du tonnerre !
Il nous a dit que l’agriculture a totalement changé ici à cause de la baisse du débit des rivières. La culture du maïs a été quasiment arrêtée. Il fallait construire des barrages, c’était trop coûteux et trop compliqué. À la place, les jeunes générations d’agriculteurs produisent des fruits, des céréales et des légumes rustiques, résistants et peu gourmands en eaux.
Ils s’inspirent des idées du penseur japonais Masanobu Fukuoka et des principes de l’agriculture sauvage, que l’on appelle aussi permaculture. Ils cherchent l’alliance avec la nature, malgré ses caprices, et souhaitent entrer en résonances avec elle. Leur créativité ne connait pas de limite ! Plus personne ne met de pesticides dans ses champs et pourtant, on en retrouve encore partout. Il parait qu’ils mettront encore des années à réparer les sols abîmés par les techniques rétrogrades du XXe siècle.
Notre voyage en Nouvelle-Aquitaine se termine déjà. Nous arriverons juste à temps pour la célébration du 1er septembre, la journée nationale japonaise de préparation des catastrophes climatiques. Avec le passage du nouveau typhon, je mesure l’ampleur de la tâche qui nous attend.
J’ai hâte de me régaler avec ton fameux Okonomyaki aux légumes. La cuisine française, c’est délicieux, mais il n’y a rien à faire : tes plats me manquent !
Mata raishu,
Signé : Nara »