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Dimanche 30 septembre 2018
par Anaelle Sorignet
Anaelle Sorignet
Passionnée de développement durable, Anaelle a travaillé comme consultante avant de se lancer à son compte comme journaliste et rédactrice spécialisée. Elle a écrit pour Rue89 Bordeaux, We Demain, Bio à la Une, et publie régulièrement des articles sur son blog La Révolution des Tortues, dédié à l’écologie et à la consommation responsable.

Comment pratiquer la sobriété dans une société où tout est fait pour nous pousser à consommer ? Petit à petit, des solutions alternatives à l’achat neuf prennent de l’ampleur. Notre économie linéaire deviendrait-elle circulaire ?

Photo de couverture : Eric Van Den Broek

Consommer moins, je veux bien, mais quand mon téléphone devient ultra-lent suite à une mise à jour alors qu’il n’a pas deux ans, ou que mon mixeur tombe en panne juste après l’expiration de la garantie, difficile de ne pas en changer. Surtout quand la réparation coûte aussi cher que d’acheter neuf… Lentement, les choses changent, tant pour les smartphones que pour d’autres biens de consommation (réparation, achat d’occasion, troc, location…) Mais avant de passer à une économie circulaire, on a encore un peu de chemin.

L’obsolescence programmée n’est-elle pas d’abord dans nos têtes ?

On débattait du sujet avec la rédaction de Far Ouest quand Clémence s’est interrogée à voix haute : nous, consommateurs, ne sommes-nous pas les premiers responsables de l’obsolescence programmée, à tout le temps avoir envie de nouveaux objets ? C’est vrai qu’à chaque sortie d’un nouvel iPhone, beaucoup revendent leur ancien mobile — pourtant en bon état de marche — pour se procurer le nouveau. Une étude de l’ADEME a même montré que 88 % des téléphones remplacés fonctionnent encore.

Pourquoi tant d’empressement à racheter un petit objet qui coûte pourtant bien cher (326 € en moyenne d’après l’UFC-Que Choisir) ? Samuel Sauvage, cofondateur de l’association HOP//Halte à l’obsolescence programmée, note une ambivalence des consommateurs : « Quand on achète un aspirateur, c’est pour qu’il dure longtemps, alors qu’un téléphone portable… » Oui, un téléphone portable, on veut toujours le dernier, pour tout un tas de raisons : parce qu’il dit quelque chose de notre identité, parce qu’il passe vite de mode, et parce que tous les discours sont faits pour nous donner envie de nouveauté.

Ce sont toujours les mêmes pièces qui cassent en premier. Ce n’est pas si compliqué de les renforcer, ou de les prévoir en quantité suffisante pour que l’objet soit facile à réparer.

Dans ce contexte, bien malin celui qui résistera aux sirènes de la consommation : la preuve, je n’ai même pas essayé de faire réparer mon téléphone (dont la vitre et la coque étaient cassées), découragée par des prix prohibitifs et par la lenteur excessive du système d’exploitation. Oui, l’obsolescence programmée est dans ma tête… Mais aussi dans mes appareils, clairement.

Des obstacles à la réparation

En 2015, la loi de transition énergétique a reconnu l’obsolescence programmée comme un délit, passible de 300 000 euros d’amende et 2 ans d’emprisonnement. Soucieux de soutenir et renforcer cette législation, cinq personnes ont alors cofondé HOP. Ainsi, l’association promeut des solutions d’allongement de la durée de vie des produits en faisant du lobbying, de l’accompagnement des entreprises (promotion des bonnes pratiques et dénonciation des mauvaises), de la sensibilisation et de l’information des citoyens…

Définie comme « l’ensemble des techniques par lesquelles un metteur sur le marché vise à réduire délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement », l’obsolescence programmée peut prendre mille et une formes : logiciel, technique, marketing… Parfois tout ça à la fois.

Batteries collées, besoin de tournevis spéciaux pour ouvrir l’objet : de toute évidence, on ne souhaite pas trop voir les consommateurs réparer leurs appareils. « L’obstacle à la réparation vise à l’empêcher, ou à garantir qu’on le fera chez la marque ou chez certains réparateurs : ils invoquent des raisons techniques, mais c’est surtout que ces partenariats leur rapportent de l’argent », explique Samuel Sauvage.

Autre problème : la disponibilité des pièces détachées. « Ce sont toujours les mêmes pièces qui cassent en premier. Ce n’est pas si compliqué de les renforcer, ou de les prévoir en quantité suffisante pour que l’objet soit facile à réparer », déplore Samuel. Or, sans réglementation là-dessus, les consommateurs font souvent face à une rupture de stock. Ainsi, HOP milite pour que la disponibilité minimale des pièces détachées soit de 10 ans, et pour l’encadrement des prix, ainsi que la promotion des pièces d’occasion. Bref, l’obsolescence programmée n’a rien d’un mythe.

En 2016, les smartphones reconditionnés représentaient 10  % des ventes.

Que penser du Fairphone, ce téléphone qui se targue d’être modulaire et donc réparable, en plus d’être fabriqué de manière éthique ? Greenwashing ou vraie solution ? Samuel Sauvage est un adepte : « C’est très facile à démonter et réparer. Il y a de petites manivelles, des codes couleurs… Il y a eu pas mal de bugs au début, mais maintenant ça va mieux. Aujourd’hui, pour acheter un Fairphone il y a une liste d’attente d’un mois. Les entreprises ont intérêt à se positionner sur ces sujets, car ça leur fait gagner la confiance des consommateurs. » Et s’il faut débourser 529 € pour l’acheter, rappelons quand même que l’iPhone X vaut le double, pour une durée de vie nettement inférieure.

Le lent retour de l’occasion

Moi, pour calmer mes ardeurs tout en soulageant un peu ma conscience, j’ai opté pour un téléphone reconditionné, acheté sur Back Market. La croissance exponentielle de cette start-up fondée en 2014 témoigne du succès des smartphones d’occasion, pour peu qu’un acteur se positionne en tiers de confiance. En effet, là où Le Bon Coin se contente d’une mise en relation entre acheteurs et vendeurs, de petits nouveaux se positionnent en garants des transactions, et permettent de lever certaines barrières : Back Market, Recommerce ou Certideal pour les smartphones et la high tech, Vinted ou Videdressing pour les vêtements… « Ça rassure les consommateurs d’avoir une garantie, ils sont plus à même de passer à l’occasion grâce à ça », constate Marine Foulon, chargée de communication chez Zero Waste France.

Ainsi, une poignée d’entreprises se développent en accéléré grâce à l’essor de l’occasion et du reconditionné. Mais il faut quand même relativiser le poids de ce marché : en 2016, les smartphones reconditionnés représentaient 10 % des ventes. Ainsi, acheter neuf n’est plus la seule option… Mais reste celle que l’on privilégie.

Dans d’autres secteurs, les possibilités se multiplient aussi. Pour certains, éviter l’achat neuf est même l’objectif. En janvier 2018, l’association Zero Waste France a lancé le défi « Rien de neuf » : 12 000 personnes se sont inscrites, principalement des femmes, dont la moitié ont entre 25 et 35 ans. Après huit mois de défi, Marine Foulon dresse un bilan provisoire : « Avant même d’amener les gens à se tourner vers des alternatives, ce défi les questionne leurs besoins. Plus des trois quarts des participants déclarent acheter moins de neuf : ils se tournent principalement vers de l’occasion. »

En deuxième lieu, ils remettent en cause l’acte d’achat (« est-ce que j’en ai vraiment besoin ? ») ou se tournent vers des alternatives de type location, troc… « Pour tout le monde, ça amène une réflexion constante. Ceux qui continuent d’acheter du neuf le font pour favoriser un producteur local, parce que c’est issu de la mode éthique… » Le fameux moins, mais mieux en images : d’ailleurs, Marine Foulon souligne que les aspects environnementaux et sociaux ont bien été intégrés par les participants au défi.

Si la communauté fédérée par Zero Waste France, association qui prône le « zéro déchet, zéro gaspillage » est incontestablement sensibilisée, qu’en est-il la société dans son ensemble ? On ne va pas se mentir : le principal argument de l’occasion est… Son prix. D’ailleurs, les associations et les entreprises actrices de l’économie sociale et solidaire (comme Emmaüs, Envie…) ont été les premières à investir le secteur du réemploi dans une logique de lutte contre la fracture numérique et de réinsertion par le travail.

Au départ, il s’agissait donc de donner aux ménages les moins aisés des moyens de s’équiper. Petit à petit, la donne change. Peut-être parce qu’un nombre croissant de ménages se préoccupe de l’écologie, mais surtout parce que le prix des équipements électroniques explose.

Un changement de paradigme ?

Alors souhaitons-nous vraiment consommer moins, mais mieux ? Pas sûr. « Plus que jamais, on est dans la logique du progrès technologique : c’est un peu la nouvelle religion ! » s’exclame Philippe Bihouix, à l’autre bout du combiné. « On fantasme d’aller toujours plus vite et plus loin : Hyperloop, conquête de Mars, intelligence artificielle, smart cities… » Vu comme ça, on n’est pas vraiment tourné vers la sobriété, en effet. « A-t-on vraiment besoin de tous ces objets connectés ? D’autant d’écrans dans un foyer ? Il n’y a pas de sortie par le haut : il faut repenser l’innovation, non pas vers les high tech, mais vers les low tech. Aller vers l’économie des ressources. » C’est le discours qu’il développe dans son ouvrage L’Âge des low tech, où il pointe les limites d’une société qui préfère miser sur les nouvelles technologies, plutôt que de repenser son modèle pour être soutenable.

Mais comment changer de paradigme ? Dans notre société de consommation, le réemploi sert surtout à se procurer des objets qu’on n’aurait pas les moyens de s’acheter neufs. « Toute cette consommation ostentatoire ruisselle sur la pyramide sociale… » acquiesce Philippe Bihouix.

Samuel Sauvage est plus optimiste : « Le regard est en train de changer : tout le monde consomme d’occasion, par exemple des vêtements pour bébé, ce n’est plus un “truc de pauvre”. Il y a un changement, qui est appelé à être durable. » Optimiste oui, mais pas naïf : « Je ne pense pas qu’on puisse trop miser sur le comportement des consommateurs. Il y a une minorité qui change, qui fait pression sur le gouvernement et qui fait évoluer la loi. Sans ça, il n’y a pas de changement d’ampleur. On peut aussi utiliser le levier fiscal : si ça coûte moins cher de faire réparer ou d’acheter d’occasion, la majorité suivra. »

Philippe Bihouix évoque lui aussi les pistes réglementaires et fiscales. Il évoque également le développement de l’économie sociale et solidaire, la reterritorialisation et un travail sur les valeurs. « Il faudrait viser une division par trois ou quatre de la consommation d’énergie finale, à un horizon de 15 à 25 ans. C’est théoriquement réalisable, sans révolution ni effondrement, avec les moyens techniques et financiers existants. Mais les dimensions politique et sociale sont moins évidentes… »

Lever les barrières à l’économie circulaire

Résumons. Dans les faits, passer d’une « économie linéaire » à une « économie circulaire » est difficile, dans une société où la consommation est encore érigée en valeur suprême, où l’obsolescence programmée est une réalité avec notamment des objets difficilement réparables, et où les ressources sont compliquées à recycler.

Malgré tout, Samuel Sauvage se félicite de certaines avancées : « On a réussi à faire de l’obsolescence programmée un sujet politique : on ne compte plus les reportages sur le sujet, il y a une feuille de route Économie circulaire… Ce sujet touche tout le monde, c’est plus facile d’en parler. »

Source : ADEME

Reste qu’il y a encore un long chemin à parcourir pour mettre en place une économie circulaire, dont mon interlocutrice de l’ADEME Michèle Debayleme rappelle les multiples dimensions : « Par opposition à l’économie linéaire (je fabrique, je mets sur le marché, j’achète, j’utilise, je jette), l’économie circulaire cherche à raccrocher le début et la fin pour former un cercle vertueux, où j’aurais certes produit, utilisé et jeté, mais en me posant des questions à chaque étape. Les entreprises doivent concevoir en se demandant : comment utiliser le moins de matières premières possible, rendre mes objets les plus réparables et recyclables possible ? Puis c’est au consommateur de se demander : est-ce que j’ai vraiment besoin d’acheter ce produit ? Est-ce que je peux le louer ? Est-ce que je ne peux pas partager ces usages ? Ici, on aborde l’économie de la fonctionnalité : les usages aussi doivent être écoconçus. Enfin, si je décide quand même d’acheter un nouveau grille-pain, je peux rallonger la durée de vie de mon ancien grille-pain en le mettant dans le circuit de la réparation, ou dans le circuit du recyclage s’il ne fonctionne plus. »

Pour une économie moins consommatrice de matières premières et moins productrices de gaz à effet de serre, tout le monde a donc son rôle à jouer : producteurs, distributeurs, citoyens, salariés, associations, entreprises… L’économie circulaire, il n’y a plus qu’à !

Anaelle Sorignet
Passionnée de développement durable, Anaelle a travaillé comme consultante avant de se lancer à son compte comme journaliste et rédactrice spécialisée. Elle a écrit pour Rue89 Bordeaux, We Demain, Bio à la Une, et publie régulièrement des articles sur son blog La Révolution des Tortues, dédié à l’écologie et à la consommation responsable.
Retrouvez cet article dans le feuilleton :

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