Épisode 5
6 minutes de lecture
Samedi 25 juillet 2020
par Charlene Rautenberg
Charlene Rautenberg
Après avoir quitté sa ville natale Berlin, la passionnée de langues s'est lancée dans le monde journalistique français. Derrière la caméra et avec le stylo dans la main, elle découvre les nombreuses associations et initiatives bordelaises, comme sa vie culturelle et sportive.

À chaque problème, sa solution. Vraiment ? Dans les années 1950, l’historien, sociologue et théologien bordelais Jacques Ellul mettait en garde contre l’avancement de la technique au nom du bien public. En juillet 2020, Patrick Chastenet participait au festival Les Réclusiennes à Sainte-Foy-la-Grande autour du thème « l’injonction technologique ». Ce professeur de Sciences politiques à l’Université de Bordeaux est reconnu à l’international comme l’un des meilleurs spécialistes de Jacques Ellul.

Vous êtes intervenus au festival sur le sujet de « l’injonction technologique ».
Qu’est-ce que cette injonction ?

Nous vivons dans une société où nous essayons de réduire tous les problèmes, qu’ils soient individuels ou collectifs, à des problèmes techniques. Ils doivent être solutionnés de façon technique, mais ces solutions créent à leur tour d’autres problèmes. Cela débouche sur ce que l’on peut appeler une inflation technicienne : un « toujours plus » de technique.

Qu’est-ce que vous entendez par le terme « technique » ?

Je vais reprendre la définition de Jacques Ellul, le penseur bordelais sur lequel je travaille et qui était mon professeur à partir de 1974. Par technique, il n’entend pas « la machine ». Il parle de la recherche du moyen le plus efficace, dans tous les domaines et indépendamment de toute autre considération.

L’idéologie technicienne est une sorte de course permanente à l’innovation, aidée par la publicité. Elle nous dégoûte d’un objet qui nous rend service en nous persuadant qu’il est obsolète et qu’il faut à tout prix en acheter un autre. Jacques Ellul ne nous dit pas que ce progrès technique ne nous apporte rien, mais qu’il y a une ambivalence. Il montre très bien qu’au quotidien le progrès technique libère autant qu’il aliène. C’est l’idée que tout progrès technique se paie.

Comment se paie ce prix ?

Ce que nous gagnons d’un côté, nous allons le perdre de l’autre. Soit en termes de dégradation de ce qui nous entoure, comme avec la biodiversité, soit plus profondément du côté de nos libertés. Le progrès technique comporte toujours des effets irréversibles et imprévisibles.

Jacques Ellul dans sa maison à Pessac
Jacques Ellul dans sa maison à Pessac – Photo : Wikimedia

Je pense notamment au nucléaire, ou encore au coronavirus. Avec l’accélération du rythme mondial, la moitié de la population a été confinée pour la première fois dans l’histoire de l’humanité.

Nous savons qu’il y aura de nouvelles catastrophes. La seule chose que nous ignorons est la date et le lieu. Dans nos sociétés, nous avons vraiment l’impression de vivre dans un champ de mines dont nous avons perdu les plans.

Ellul considérait la technique comme étant la principale menace à la liberté de l’homme.
Mais aujourd’hui on nous dit que la technique nous fait gagner en liberté.

Du point de vue de Jacques Ellul la technique en soi ne menace pas la liberté, mais le fait de l’ériger en véritable religion partagée par l’ensemble de la société. Tout problème social ou individuel est renvoyé à une technique : des techniques de méditation, ou encore ce que l’on appelle très gentiment le coaching pour le développement personnel.

Cela veut dire que l’on simplifie à outrance tout ce qui constitue la question du sens de nos existences. On fournit des sortes de recettes avec là aussi de nouveaux prêtres et de nouveaux gurus qui remplissent les rayonnages des librairies.

Nous ne pouvons pas créer une société libre avec des moyens d’esclaves.

Quand nous sommes insérés dans un système technique — on l’a vu dans la période du confinement —, nous perdons le sens de ces frontières qui nous ont jusque-là permis de ne pas verser dans le surmenage. C’est bien gentil de nous dire qu’avec la multiplication du télétravail, on évite les transports. C’est aussi la disparition d’une frontière extrêmement importante entre la sphère privée et celle du travail.

Nous sommes tout le temps joignable, avec une multiplication de terminaux à domicile comme le PC, le smartphone et la tablette. En même temps on nous dit qu’il faut réduire notre consommation d’énergie. Un autre paradoxe voulait que le président nous dise qu’il fallait profiter de cette époque pour lire… avec l’interdiction de voir les vrais libraires. C’est la multiplication de la dominance du numérique au nom du bien public.

Le cours de la Bourse d’Amazon a explosé pendant les deux mois et demi de confinement et l’augmentation du pouvoir financier des GAFA est absolument considérable. Nous l’avons vu également avec l’application « Stop Covid », que j’estime d’ailleurs extrêmement dangereuse pour les libertés publiques.

Quand a-t-on perdu le contrôle sur notre propre création, la technique ?

Jacques Ellul le situe dans le prolongement de la Première Guerre mondiale. Elle a fait avancer la technique et cette dernière a été utilisée par la propagande. Cela montre la combinaison de deux choses : un état tout-puissant renforcé par la guerre, et d’un autre côté une technique qui elle-même souhaite le progrès. Pour lui c’est la combinaison des deux qui pose problème pour la liberté.

La Première Guerre mondiale marque un tournant dans notre rapport à la technique
La Première Guerre mondiale marque un tournant dans notre rapport à la technique – Photo : Wikimedia

Qu’ils se réclament d’une idéologie communiste, socialiste, libérale… Ellul considérait qu’indépendamment de l’identité et des moyens utilisés pour parvenir aux fins proclamées, les régimes de son temps convergeaient sur l’essentiel : cette recherche de la plus grande efficacité et de la plus grande puissance. C’est la puissance technicienne.

Au moment de la bombe nucléaire au Japon à l’encontre des populations civiles, il était proclamé que l’on agissait au nom de la démocratie et du bien. Mais tous les moyens ne sont pas bons. Les moyens déterminent les fins.

Au cœur de toute l’œuvre de Jacques Ellul, quelque chose est au-delà de la technique : une société juste ne peut pas se construire avec des moyens injustes. Nous ne pouvons pas créer une société libre avec des moyens d’esclaves. Mais ce destin n’est pas inexorable. Ellul ne fonctionne pas comme un philosophe, il n’a pas défini un système. Il pensait que nous, les humains, nous pouvions résister à cette tendance.

Ellul disait qu’à cause de la technique, l’homme a perdu son individualité, son libre arbitre et la maîtrise de son monde.
Est-ce que cette impuissance peut être une raison pour les excès de consommation et l’envie accrue de s’échapper de ce monde, soit par les vacances ou les drogues ?

Oui, je pense que nous compensons. Dans nos sociétés, nous fabriquons des gens qui ont un bonheur matériel. Ellul se demandait si ces sociétés produisent des individus plus libres. Sa réponse est négative. À partir des Trente Glorieuses, la société fonctionnait à la voiture. Puis aux anxiolytiques, à la télévision, au numérique et aux réseaux sociaux.

Jacques Ellul écrivait « Penser globalement, agir localement ».

Nous vivons dans une société où l’Homme n’est pas humain. Il est fasciné par le mirage des techniques, de tout ce qui peut l’extraire du réel. Je pense que ce sont des sociétés où il y a peu de place pour le temps de la réflexion et pour le sens. Ces sociétés sont fondées sur la concurrence permanente. Où est le projet commun ? Je ne suis pas sûr de bien le voir.

Pendant la crise du Covid-19, le sentiment d’angoisse prédominait.
Était-ce parce que l’homme ne maîtrisait pas son monde ?

Oui je pense que c’est un très bon exemple. Nous étions renvoyés dans des limites que nous n’avions pas choisies. Nous avons vu aussi les limites de la communication gouvernementale, avec des injonctions contradictoires comme celles relatives au port du masque.

Les individus se sentent dépossédés, parce que la majorité de la société est médicalement incompétente. Nous ne sommes pas les sujets de notre destin, parce que nous sommes tributaires d’une information que nous n’avons pas.

Nous sommes dans un pays très centralisé, où tout se décide à Paris avec des décisions uniformes. Nous sommes en train de découvrir les effets que peuvent avoir ces décisions qui s’appliquent pour n’importe quel département. Mais nous serions beaucoup plus efficaces dans le sens humain si l’action s’exprimait au plus près. Juger de la situation au plan local. Jacques Ellul écrivait « Penser globalement, agir localement ».

Je pense qu’il y avait des quantités d’actes d’entraide, dans de petits groupes comme dans une rue ou un quartier. Avant de vouloir changer le monde, commence par changer ta rue. Mais Ellul n’a jamais écrit cela, et moi non plus : je le lisais chez les anarchistes quand j’avais 17 ans.

Pour aller plus loin :

Patrick Chastenet est, entre autre, l’auteur de Introduction à Jacques Ellul, aux Éditions la découverte.

Charlene Rautenberg
Après avoir quitté sa ville natale Berlin, la passionnée de langues s'est lancée dans le monde journalistique français. Derrière la caméra et avec le stylo dans la main, elle découvre les nombreuses associations et initiatives bordelaises, comme sa vie culturelle et sportive.
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