En 2018 les ventes de livres numériques ont dépassé pour la première fois le cap des 100 millions d’euros, avec une hausse des achats de 6%. Même si cet usage de lecture reste marginal (moins de 5% des français), il peut être présenté comme une alternative écologique. Pourquoi couper des arbres pour faire du papier alors qu’il suffit de télécharger un fichier ? Mais rien n’est jamais simple au pays du tout numérique. De la fabrication du papier jusqu’à un data center, assistez à un combat de titans : Livres Vs Liseuses !
Photo de couverture : Nemichandra Hombannavar
« Pensez à l’environnement, n’imprimez ce mail que si nécessaire » : combien de fois a-t-on lu cette injonction en guise de signature électronique ? Nous sommes aujourd’hui convaincus que le papier est à éviter, car le fabriquer tue des arbres, et donc l’environnement (en gros). L’alternative ? Dématérialiser un maximum en numérisant nos documents, parce que c’est plus écologique. Soit.
Sans oublier que l’empreinte environnementale d’un objet ne se limite pas à ses émissions de CO2. Quels sont alors les autres critères pris en compte ?
Et puis on a commencé à entendre de petites voix discordantes, arguant que le numérique n’était pas si léger que ça. En tout cas, pas plus léger qu’une feuille de papier. Dans un épisode précédent, j’ai enquêté sur ce qu’il y a dans nos smartphones, et plus généralement dans nos appareils électroniques. L’image « propre » et « verte » du numérique en a pris un coup. Aussi, cette histoire de dématérialisation écologique méritait qu’on aille voir de plus près…
Liseuse versus livre papier : lequel est le plus écologique ?
Conférence de rédaction. Clémence, adepte des livres numériques, se tourne vers moi et me demande : « À ton avis, il faut combien de bouquins pour amortir l’empreinte environnementale d’une liseuse ? » Je la vois venir, avec son air innocent : me voilà partie pour enquêter sur l’impact du numérique.
Je la prends au mot — et commence donc mon enquête en me renseignant sur le poids environnemental d’une liseuse. Les chiffres que je trouve donnent toujours l’avantage aux livres physiques, mais dans des proportions allant du simple au triple. Pour le cabinet américain Cleantech, il faudrait acheter 65 livres avant de compenser l’empreinte d’une liseuse, tandis que pour Carbone 4, on monterait jusqu’à 180 livres.
Pourquoi un tel écart d’une étude à l’autre ? Pour plus de précisions, je contacte le BASIC (Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne), qui a publié un rapport sur les impacts du secteur de l’édition en France. Au téléphone, Christophe Alliot, cofondateur, m’explique : « Ce qui est compliqué, c’est la composition de la liseuse. On ne connaît pas forcément tous les matériaux et composants, d’où ils viennent et comment ils sont fabriqués. Une telle complexité demande beaucoup de temps et de moyens pour investiguer, suppose une transparence totale de l’industrie et un vrai suivi des matériaux en fin de vie. »
Réaliser une analyse de cycle de vie complète est donc un exercice compliqué, avec des limites évidentes. Sans oublier que l’empreinte environnementale d’un objet ne se limite pas à ses émissions de CO2. Quels sont alors les autres critères pris en compte ? « Tout le reste, comme les pollutions par exemple, est un angle mort », constate Christophe Alliot. Selon lui, une analyse de cycle de vie devrait comporter au moins trois ou quatre indicateurs.
Même discours du côté de Françoise Berthoud, chercheuse au CNRS à la tête du groupe EcoInfo, dont les membres travaillent sur comment réduire les impacts négatifs du numérique. Selon elle, les trois principaux problèmes posés par les liseuses (et plus largement le numérique) sont : « les émissions de gaz à effet de serre, l’épuisement des métaux — dont le recyclage est très loin d’être optimal —, et les pollutions affectant la santé humaine et la biodiversité ».
Tiens, tiens, ça me rappelle nos histoires de smartphone, ça.
Le livre, une filière complexe
L’impact du livre n’est pas beaucoup plus simple à jauger. La création d’un livre résulte d’une très longue chaîne qui commence par l’exploitation forestière et la fabrication de pâte à papier et se termine par le pilonnage et le recyclage des livres. Là encore, difficile d’avoir toutes les informations. Les filières d’approvisionnement varient : le bois peut venir d’une exploitation proche comme de l’autre bout du monde. Selon l’Union Française des Industries des Cartons, Papiers et Celluloses, en 2016, la France a produit 1 720 000 tonnes de pâte à papier… Et en a importé 1 950 000 tonnes (dont la moitié du Brésil, d’après le rapport du BASIC).
Bref, le livre a des progrès à faire : la fabrication de papier — en particulier non recyclé — consomme de nombreuses ressources. Du bois, mais aussi de l’eau, de l’énergie, des produits chimiques. Sans parler ensuite de toutes les étapes de l’impression, du transport et de la distribution.
À Saillat-sur-Vienne (Limousin), l’usine International Paper SA assure toute la chaîne de production, de l’exploitation du bois à la fabrication du papier. Un reportage de France 3 Nouvelle-Aquitaine montre que ce modèle intégré est une exception dans le paysage français. Ailleurs, le bois, la pâte à papier puis le papier effectuent un vrai ballet d’importations et d’exportations, souvent vers l’étranger.
Pour en revenir à notre comparaison livres/liseuse, en dépit des limites évidentes de l’analyse, on peut avancer quelques chiffres plus précis. En termes d’émissions de gaz à effet de serre, le BASIC estime le poids carbone d’un livre à 2,1 kg, contre 270 en moyenne pour une liseuse. Ce qui veut dire qu’en dessous de 128 livres achetés, le bilan carbone le moins défavorable est celui du papier.
Sachant que les Français achètent en moyenne 12 livres par an — d’après le syndicat du livre — dont seulement 6 imprimés en noir et blanc (ceux qu’on lit sur une liseuse), il faudrait donc… 21 ans au Français moyen pour « amortir » une liseuse. « Avec ce qu’on sait de l’obsolescence programmée, c’est plus qu’optimiste » s’amuse Christophe Alliot du BASIC.
Au final, le constat est sans appel : à moins de consommer un, voire plusieurs livres par semaine, la balance ne penche pas en faveur de l’équipement numérique…
Un impact variable selon les usages
Si la différence est si évidente, comment a-t-on pu croire aussi facilement à la fable du numérique plus respectueux de l’environnement ? « Les problèmes liés aux équipements numériques arrivent surtout au début et en fin de vie : tout ça se passe loin de nous, dans les mines, dans les décharges ou les filières de recyclage, donc on ne le voit pas. » constate Françoise Berthoud du CNRS.
Un mail, sur l’ensemble de son cycle de vie, représenterait 20 grammes de CO2 émis dans l’atmosphère.
Peut-on trouver des exemples où le bilan est en faveur du numérique ? Quid des tickets de caisse dématérialisés qu’on nous propose de plus en plus souvent ? « La question, c’est plutôt de savoir si on en a réellement besoin… » commente Françoise Berthoud. En France, on émet chaque année 12,5 milliards de tickets de caisse par an. Est-il nécessaire de les convertir en documents numériques, quand on sait que la majorité des clients ne consulte pas le récapitulatif de leurs achats ? Mieux vaudrait rendre la distribution du ticket optionnelle, comme c’est déjà le cas dans certaines enseignes. C’est d’ailleurs le sens d’une proposition de loi déposée par la députée LREM Patricia Mirallès le 7 novembre 2018, « visant à interdire l’impression et la distribution systématique des tickets de caisse dans les surfaces de vente ». S’il est voté, le texte pourrait entrer en application dès le 1er janvier 2020.
Cet exemple montre que l’impact environnemental de tel ou tel objet dépend aussi beaucoup des usages : « Un document de 40 pages qu’on lit, relit et qu’on annote, c’est mieux de l’imprimer. En revanche, pour une facture dématérialisée qu’on passe quelques secondes à lire, c’est sûr que c’est moins impactant de l’avoir en version numérique que sur papier. » À condition, bien sûr, de supprimer le mail associé…
Internet consomme 10 % de l’électricité mondiale
Car l’e-mail n’est pas plus immatériel que le bon vieux courrier : sur l’ensemble de son cycle de vie, il représenterait 20 grammes de CO2 émis dans l’atmosphère, apprend-on dans un article du CNRS intitulé « Numérique : le grand gâchis énergétique ».
Internet consomme une quantité phénoménale d’énergie et de ressources. 7 % de l’électricité mondiale, selon un rapport publié en 2017 par Greenpeace, et jusqu’à 10 % selon d’autres études. Fait intéressant : seulement 30 % de cette consommation est imputable aux terminaux (smartphones, tablettes, ordinateurs, objets connectés). Les 70 % restants, ce sont les réseaux (câbles, routeurs…) par lesquels transitent l’information et les data centers dans lesquels sont stockées les données qui les consomment. Et non, le cloud n’est pas un nuage…
Peu connus du public, les centres de données sont pourtant un véritable gouffre énergétique. Les plus gros d’entre eux consomment pratiquement 100 millions de watts (100 MW), « soit un dixième de la production d’une centrale thermique ! » lit-on sur le site du CNRS. Pourquoi ? D’une part, parce que les serveurs tournent nuit et jour pour héberger nos données et effectuer les calculs qu’on leur demande. Mais aussi parce que ce fonctionnement génère de la chaleur : les bâtiments doivent donc être climatisés en permanence.
On sait bien peu de choses sur le fonctionnement de ces infrastructures. Le site Data Center Map recense 149 centres de données en France, dont 9 en région Nouvelle-Aquitaine. Parmi ceux-ci, le site de Bouliac, géré par l’entreprise TDF, qui vient de doubler sa capacité d’accueil avec une extension toute neuve.
J’entre en contact avec la chargée de communication du siège, qui me refuse une visite du site, pour des raisons de sécurité et de confidentialité. Je négocie donc une interview, mais mon interlocutrice est sur la défensive. Obtenir la moindre information est laborieux : « Le nombre de clients ? Même moi je n’ai pas cette information… » À chacune de mes questions, même les plus vagues, elle botte en touche. Je lui fais part de mon étonnement. « Les clients ne souhaitent pas qu’on sache où sont stockées leurs données, pour ne pas prendre le risque d’être piratés. » m’explique-t-elle. Je comprends l’idée, mais pourquoi ne pas vouloir communiquer des informations générales et anonymes ? Pourquoi tant de mystères autour de l’activité des centres de données ?
Mon interlocutrice de TDF promet de consulter les responsables en interne et de revenir vers moi avec plus d’informations. Le lendemain, je reçois un mail lapidaire : « Nous ne souhaitons pas nous exprimer davantage, et ce, compte tenu des conditions de sécurité et de confidentialité qui nous contraignent. Je vous remercie par avance de votre compréhension. »
Les autres data centers contactés sont injoignables ou n’ont pas donné suite. Nous n’en saurons donc pas plus sur leurs activités… Pour cette fois.
La « dématérialisation », tout sauf écologique
Malgré ses zones d’ombre, mon enquête m’a permis de constater une chose : la dématérialisation vendue comme écologique ne tient pas du tout ses promesses.
Si les usages donnent parfois l’avantage au numérique, cette situation reste assez rare. « Globalement, on se trompe sur le fait que la dématérialisation fonctionne… D’abord parce que la quantité de papier consommée continue d’augmenter quand même. » observe Françoise Berthoud au sujet des liseuses. « Ensuite, parce qu’il y a du matériel, derrière la dématérialisation. » Nos appareils numériques sont en effet constitués de ressources non renouvelables, dont l’extraction pollue et met en danger la santé des travailleurs.
Comment espérer faire mieux ? « Certes, on peut réduire un peu l’impact du numérique en prolongeant la durée de vie de nos appareils, en arrêtant le streaming… Mais l’usager ne peut pas faire beaucoup plus. Ce qu’il faut, c’est changer le système dans son ensemble. Le numérique accélère les flux de marchandises, de personnes, et entraîne donc une consommation toujours accrue de ressources. Il faut se tourner vers la sobriété, décélérer et mettre moins de numérique dans nos vies. »
Ce n’est malheureusement pas le chemin que l’on emprunte. D’après Syntec Numérique, le secteur a connu une croissance de 4,1 % en 2018, et devrait connaître sensiblement la même en 2019. Et la consommation de données devrait littéralement exploser avec l’arrivée de la 5 G. « Une fois qu’on sera rentrés dans le mur — parce que ça va arriver, il ne faut pas se leurrer — il va falloir s’adapter. Et si on travaillait à un numérique résilient, en créant des équipements capables de faire face à des ruptures d’approvisionnement, par exemple ? Le low tech peut aussi être une piste. » conclut Françoise Berthoud.
À bon entendeur…