Mardi matin, coupure de courant. Deux heures coincée dans mon petit appartement, sans ordinateur, café ou téléphone. Deux heures pour saisir l’importance de l’électricité dans ma vie quotidienne. Et assez pour m’interroger sur la provenance de cette énergie indispensable à mon mode de vie. La centrale nucléaire du Blayais a 36 ans et les pieds dans l’eau. Risque de noyade ?
Le nucléaire produit 77 % de l’énergie en France. Avec 58 réacteurs vieillissants répartis sur 19 centrales, la France est le deuxième pays producteur d’électricité nucléaire au monde. Conséquence directe : mon smartphone est rechargé par l’électricité d’une centrale, celle du Blayais. Quelques recherches sur internet plus tard, j’apprends qu’elle fête ses trente-six ans en 2017, au cœur de l’estuaire de la Gironde. À très exactement 45,96 km de mon lieu de travail.
Comment fonctionne une centrale ?
Le centre nucléaire de production d’électricité (CNPE) du Blayais se dresse au cœur des marais du Blayais, dans une petite commune de 1500 habitants : Braud-Et-Saint-Louis avec sa piscine municipale, sa médiathèque, son centre de loisirs et… sa centrale nucléaire, donc, qui délivre l’électricité nécessaire au fonctionnement de mon ordinateur. Mais je ne sais toujours pas comment. Naïvement, j’imagine de l’uranium, du plutonium, ou n’importe quel mot en -ium, directement branché à une prise électrique.
Perplexe face à ma propre ignorance, je me tourne vers des vulgarisateurs qui ne m’ont jamais laissé tomber : Fred et Jamie. Une fois un peu au fait du fonctionnement général, je me sens prête à rencontrer de « vrais » scientifiques.
Pour répondre à mes questions, je me rends au Centre d’étude du nucléaire de Bordeaux-Gradignan (CENBG). Ici, des bâtiments un peu vieillots abritent des laboratoires incroyables. À quelques mètres d’un accélérateur de particules, je rencontre Serge Czajkowski, physicien nucléaire et maître de conférences à l’université de Bordeaux. Un peu bourru, cheveux poivre et sel en pétard et affublé d’un vieux t-shirt, il m’explique comment fonctionne une centrale nucléaire.
En France, on utilise la technologie du réacteur à eau pressurisé, ou EPR. Comment fonctionne-t-il ? Avec trois circuits indépendants les uns des autres : le circuit primaire, le circuit secondaire et enfin le circuit de refroidissement.
Ainsi, tout commence avec une source d’énergie, un « combustible » : l’uranium. Il est conditionné en petites pastilles, à peine plus grosses qu’un mentos. Ces pastilles sont empilées les unes sur les autres dans des tubes de métal appelés des « crayons ».
Ce sont ces crayons d’uranium qui se trouvent au cœur d’un réacteur nucléaire. Ils sont placés dans une cuve en acier remplie d’eau. Une piscine olympique dans laquelle il ne vaut mieux pas tremper les orteils. Une fois tout ce petit monde bien installé, on provoque la fission du cœur des atomes d’uranium : elle va produire une forte chaleur, et ainsi chauffer l’eau du circuit primaire.
Cette eau est alors dirigée vers le générateur de vapeur. Il communique avec un autre circuit indépendant, baptisé circuit secondaire. Grâce à ce générateur de vapeur, l’eau du circuit secondaire passe de l’état liquide à l’état gazeux. La vapeur fait tourner une turbine, qui entraîne un alternateur, et produit ainsi de l’électricité. La mécanique est donc un peu plus complexe qu’une simple prise branchée en direct à de l’uranium…
À circuits fermés
Dans une petite salle de réunion qui sent la poussière de craie, je peine à comprendre le fonctionnement de tous ces circuits. Serge Czajkowski commence alors à me faire des schémas sur le tableau noir.
Qui dit circuit fermé dit boucle. Le liquide, devenu vapeur sous pression, finit par revenir vers le générateur. Pour éviter une surchauffe, il est impératif qu’elle soit redevenue liquide avant de retourner à son point de départ. C’est ici qu’intervient le troisième et dernier circuit indépendant, peut-être le plus vital : le circuit de refroidissement.
Il pompe de l’eau à l’extérieur de la centrale et refroidit le circuit secondaire grâce à un condenseur. La vapeur dans le circuit secondaire repasse ainsi à l’état liquide, et perd quelques degrés. L’eau du circuit de refroidissement, une fois sa mission accomplie, est rejetée à l’extérieur. Non radioactive, mais avec quelques degrés de plus.
Toutes les centrales sont construites à proximité d’un plan d’eau, fleuve ou rivière pour pouvoir alimenter ce circuit de refroidissement. Un circuit vital pour éviter l’accident. Si l’eau du circuit secondaire revient vers le circuit primaire sans être refroidie, elle provoque une surchauffe, et à terme la fameuse fusion du cœur du réacteur. Il s’agit de l’accident le plus grave que peut connaître une centrale. Si le réacteur surchauffe, il finit par faire fondre les crayons d’uranium, qui transpercent alors leur cuve en acier, avant que la pression des émanations provoque une explosion. Comme à Fukushima.
Pour sa propre sécurité, une centrale doit avoir conscience de son environnement. Ne pas avoir d’impact dessus, mais aussi empêcher ce dernier d’en avoir un sur sa sûreté. Les fortes chaleurs, par exemple, sont un aléa climatique majeur : pendant une sécheresse, le niveau d’un fleuve ou d’une rivière peut baisser. Il devient impossible d’y pomper l’eau en quantité suffisante. Idem si la température est trop élevée.
Ces problèmes existent pour des centrales construites près de cours d’eau de faible débit, comme la Loire. A priori, la proximité de l’océan et la fréquence des marées font que ces enjeux sont absents au Blayais. Située au cœur des marais, ma centrale ne connaît pas le manque d’eau, elle est même construite en zone inondable.
La tempête du siècle
Je me souviens de la tempête de 1999. J’étais petite et la nuit du 27 au 28 décembre 1999 fut marquée par l’inquiétude, les arbres arrachés, les morts, et un département dévasté. Je ne me souviens pas en revanche de l’accident nucléaire grave que nous avons frôlé cette nuit-là, quand les deux dépressions Lothar et Martin provoquent une réaction climatique inattendue : « La Tempête du siècle ». Des vents de 144 km/h se déchaînent dans la région et entraînent une crue inédite de la Garonne. Les eaux vont monter jusqu’à 7,05 mètres : un record. Les vents associés à la marée créent une vague de trois mètres qui dépasse la digue de la centrale et inonde l’intérieur des bâtiments.
On a frôlé Fukushima 12 ans à l’avance.
L’enchaînement est imprévisible et imprévu. Vents, marées, inondations : les éléments se déchaînent tous en même temps.
Cette montée des eaux a aussi endommagé plusieurs dispositifs de sûreté nécessaires en cas d’accident. Comme le circuit d’aspersion de l’enceinte. En cas d’accident ce dispositif pulvérise de l’eau dans l’enceinte du réacteur pour diminuer la pression et la température à l’intérieur du bâtiment. Cette eau contient de la soude pour éliminer l’iode radioactif présent sous forme gazeuse si le réacteur surchauffe. Cette nuit-là, si un accident grave survient, la centrale n’a plus de système de sécurité pour éviter la catastrophe.
C’est au petit matin que la situation devient vraiment critique : l’eau engorge les pompes qui prélèvent l’eau de l’estuaire. La moitié des pompes qui servent à refroidir les réacteurs tombent en panne. Pendant une durée inconnue du grand public, le refroidissement d’au moins deux réacteurs a été fortement compromis.
Les employés doivent faire face seuls à cette crise qui a duré au moins trois jours. Car comme une catastrophe n’arrive jamais seule, la marée a inondé la route d’accès à la centrale. Les employés présents sur place au début de la crise ne peuvent ni être relayés ni recevoir l’aide des secours.
Ils réussissent tout de même à redresser la situation et à éviter le pire. Grâce à la chance ? Cette nuit sera qualifiée « d’incident sans gravité » et classée comme incident de niveau 2 sur l’échelle de l’INES (International Nuclear Event Scale) : un problème sans conséquences, presque minime.
EDF se donne beaucoup de mal pour minimiser « l’incident », voire l’étouffer. Il faut attendre le 5 janvier pour que la presse soit mise au courant. Au détour d’une recherche sur YouTube, je découvre un extrait de l’émission « Nucléaire, exception française » (voir la vidéo ci-dessous).
Dominique Voynet, la ministre de l’Environnement de l’époque, revient sur l’incident de 1999 à la centrale du Blayais. Elle raconte comment elle a découvert la crise : par hasard le soir du 31 décembre. Elle apporte des chocolats aux services d’astreinte pour le bug de l’an 2000. « Et je tombe sur un incident dont personne ne nous avait parlé. » Trois jours après le début de la crise.
Pendant mes recherches, un nom revient souvent : Tchernoblaye. Cette association milite depuis bientôt vingt ans pour la fermeture de la centrale. L’ironie du sort voit la création de Tchernoblaye quelques jours à peine avant la tempête de 1999. Son fondateur, Stéphane Lhomme est une figure de l’antinucléaire Girondin.
Je le rencontre un lundi matin ensoleillé à la terrasse d’un café de Langon. Quarantenaire bonhomme, il est excédé par la centrale du Blayais dont il ne supporte plus la présence. Comment le faire sortir de ses gonds ? Parler de la tempête de 1999.
Une centrale nucléaire n’est pas dangereuse, mais elle présente toujours un risque.
« On ne connaîtra jamais la vérité exacte sur les événements. » Son discours est bien moins rassurant que celui d’EDF. « On a frôlé Fukushima 12 ans à l’avance. » Pour lui c’est incompréhensible que cette crise soit qualifiée « d’incident de niveau 2 ». « Imaginez : vous roulez sur une route de montagne. Vous perdez le contrôle du véhicule et une roue se retrouve dans le vide. Vous revenez sur la route et sortez examiner la voiture. Elle n’a rien, alors tout va bien, c’est un incident sans importance. Alors que vous avez failli mourir. »
Retour d’expériences ? Quelle expérience ?
De retour chez moi, je contacte la centrale du Blayais pour en savoir plus sur cet « incident ». Elle se fait rassurante au téléphone, et me parle de REX. Retour sur expérience. Les digues qui entourent la centrale ont été surélevées à 8,50 mètres. Des conventions ont été passées avec Météo France pour que la centrale soit prévenue longtemps en amont du moindre aléa climatique. De quoi justifier, selon les autorités, que la route d’accès n’ait jamais été surélevée.
La centrale prévoit de mobiliser leur personnel d’astreinte à l’avance et de gérer la crise depuis l’intérieur. Mais encore une fois, personne ne pourra venir secourir ou relayer les équipes. « Nous sommes prêts. Pour la grande marée du siècle, qui a tant fait parler, nous n’avons rencontré aucun problème. Vous voyez bien que les risques d’inondations sont extrêmement bas. »
Même si j’ai très envie d’être rassurée, je ne suis pas vraiment convaincue par l’argument. Ces grandes marées de mars 2015 se sont produites dans des conditions météorologiques idéales, sans vents et donc sans vagues.
Or les aléas climatiques sont de plus en plus violents : depuis quelques années, les crues se rapprochent du record de 1999. Et si les grandes marées de 2015 avaient été accompagnées de coups de vent à 144 km/h, comme en 1999 ? Associées à des vents violents, une digue de 8 mètres suffirait-elle ? Pas selon Stéphane Lhomme, ni Patrick Maupin, le représentant Greenpeace à la Commission locale d’information du nucléaire (CLIN) : « Je ne suis pas convaincu que face à problème égal la centrale pourrait résister. » Je suis allée le rencontrer un après-midi, place Camille Julian, après ma conversation si rassurante avec la centrale du Blayais.
En se basant sur les accidents déjà survenus à travers le monde, et l’âge du parc nucléaire français, ils estiment à 50 % la probabilité d’un accident nucléaire majeur.
Faisons un point : je travaille à 45 kilomètres d’une centrale nucléaire. La zone d’évacuation autour de Fukushima était de 30 km, avant d’être étendue à d’autres zones contaminées. Si je suis bon public et que j’admets que le risque d’inondation est écarté, une centrale nucléaire est tout de même soumise à bien d’autres risques. Un matériel défectueux, une panne ou même une négligence humaine.
Il semble assez complexe d’établir un bilan statistique du risque nucléaire. En 2011, Bernard Laponche et Benjamin Dessus, respectivement physicien nucléaire et ingénieur, ont publié un article alarmant dans Libération. En se basant sur les accidents déjà survenus à travers le monde, et l’âge du parc nucléaire français, ils estiment à 50 % la probabilité d’un accident nucléaire majeur. Claudine Schwartz, statisticienne, tempère dans un article invité sur Médiapart ces statistiques alarmantes. Elle affirme que leur calcul est faux, car ils transposent sur le territoire français des problématiques étrangères. Contrairement au Japon, nous n’avons jamais vu un tremblement de terre ou un tsunami sur les côtes aquitaines.
Me voici rassurée. Mais pas tout à fait. Pour établir qu’un accident grave est « hautement improbable », EDF se base sur une méthode théorique. Ils évaluent les risques et calculent eux-mêmes les probabilités, en se fiant uniquement à la théorie. En France, aucun accident majeur n’a jamais eu lieu. Il est donc relativement impossible d’imaginer une catastrophe nucléaire en France. Impossible d’établir un de ces fameux « retours sur expérience ».
Au CENBG, Serge Czajkowski avait résumé ainsi le risque nucléaire : « Quand vous montez en voiture, il y a toujours un risque d’avoir un accident. Vous ne pouvez pas le faire disparaître, mais vous attachez votre ceinture et vous respectez les limitations de vitesse pour minimiser les risques et les dégâts. Une centrale nucléaire n’est pas dangereuse, mais elle présente toujours un risque. »
Je voulais juste comprendre comment l’électricité arrivait jusqu’à mon ordinateur. Maintenant, j’ai farouchement conscience de vivre à proximité d’une centrale nucléaire de plus de 35 ans. Je veux désormais comprendre quels sont ces « risques », et s’ils sont vraiment minimes. Suis-je en sécurité ?
Photo de couverture : Pierre-Alain Dorange