Pour comprendre et appréhender la nuit bordelaise, la municipalité met en place un Conseil de la Nuit. Alors que certains citoyens se sentent dépossédés d’une ville en pleine mutation, les élu.e.s tentent de poser des faits concrets et de recueillir des témoignages.
Alexandra Siarri, Adjointe au maire en charge de la cohésion sociale et territoriale de Bordeaux, lance avec la municipalité un Conseil de la nuit pour ouvrir le débat sur les usages et le devenir de la vie nocturne. Pour le moment, des commissions ont été composées pour ouvrir le dialogue entre les différents acteurs avant de donner la parole aux citoyens.
Premières explications de ce processus.
Pour créer ce Conseil de la nuit, de quel constat êtes-vous partie ?
Il y a de plus en plus d’étudiants, de plus en plus de touristes et des manières de vivre la nuit qui changent. Elle n’est plus ce qu’elle était, elle est vécue différemment : plus tard le soir, plus tôt le matin. Il y avait une nécessité absolue d’essayer de la comprendre et de la connaître. La nuit, pour nous les élus, n’est pas un lieu que nous expérimentons régulièrement. Nous avons donc été humbles.
Nous avons fait appel à un anthropologue, qui pendant de longs mois a interrogé des publics concernés directement ou indirectement par la nuit : ceux qui travaillent, ceux qui la vivent, ceux qui ont de l’information sur la nuit. Il a fait une collecte sur la ville qui dort, la ville qui fait la fête et sur ses enjeux. Maintenant que nous avons ce diagnostic et que nous comprenons bien qu’il s’agit un sujet à part entière, nous nous dirigeons vers un Conseil de la Nuit.
Qu’est devenue cette base de données ?
Elle va être partagée à un certain nombre d’acteurs réunis en quatre commissions : vie nocturne, culture, économie de la nuit et aménagement urbain. Ces données ne sont pas figées dans le temps. L’idée dans les mois à venir est de poser un diagnostic qui soit le plus près possible de la réalité vécue ou fantasmée.
Il y a de grosses attentes des acteurs de la nuit vis-à-vis de ce conseil.
Aujourd’hui, ils s’interrogent : vont-ils vraiment y être intégrés ?
Je le sais et j’espère qu’ils seront satisfaits. Je crois que le plus important est aussi d’aller voir ceux qui ne s’attendent pas à être interrogés sur la nuit. On pourrait croire que le sujet ne concerne que les établissements d’accueil du public dans une dynamique festive, mais nous faisons attention à ce que ces publics croisent aussi ceux de la santé ou les organisations comme Pôle Emploi. Nous avons essayé de réunir ceux qui ont beaucoup d’attentes et ceux qui ne s’y attendaient pas, mais dont la présence est pour nous fondamentale.
Qui va faire partie de ce conseil de la nuit ?
Les acteurs de la nuit sont déjà représentés depuis longtemps dans la commission de la vie nocturne par les gens élus de l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH). Ils sont invités une fois tous les deux mois ou tous les trimestres pour aborder les sujets qui fâchent, qui sont délicats, mais aussi ceux de progression dont notre intention de tendre vers un Conseil de la Nuit. Par ailleurs, plus d’une centaine de personnes doivent participer aux quatre commissions que nous avons lancées.
Quels sont les grands enjeux de ce Conseil de la nuit ?
Le bilan de l’anthropologue est clair : nous ignorons encore beaucoup trop de choses. Il est donc urgent d’essayer de capter de nouvelles données en continu. Il y a un enjeu fondamental qui est celui de protéger les gens. Dans cette protection il y a l’hyperalcoolisation, l’addiction, mais aussi la protection des femmes et de tous ceux qui se déplacent à ces heures-là et qui doivent pouvoir le faire en toute quiétude.
L’autre enjeu est de permettre que dans l’espace nuit, il y ait du plaisir, du loisir, de la cohésion, de l’entente et du partage. Nous avons un certain équilibre à trouver entre le fait de protéger les gens et de leur permettre de se révéler totalement à eux-mêmes dans cet espace-temps. Aujourd’hui il y a une nécessité absolue de ne pas se faire dépasser par des phénomènes parce qu’on aurait oublié auparavant de les comprendre.
Le danger serait de décider à la place des gens. C’est pour cela qu’il nous faut un long moment de maturation, de partage, pour faire un bilan et ensuite voir ce qu’on veut faire ensemble. On sait déjà ce que nous ne voulons pas faire, c’est déjà pas mal.
Justement, qu’est ce que vous ne voulez pas faire ?
On sait que nous ne voulons pas une ville qui permet d’acheter et de vendre 24 h/24. Nous avons envie de garder une dimension éthique et insister sur le partage, l’échange, mais pas avec une fin commerciale systématique. Une fois ce modèle marchand écarté, nous nous sommes dit que nous avions envie de rester dans une ville équilibrée. Une ville qui permet à chacun de se développer en sécurité, mais en libérant des opportunités : cela ouvre des champs importants.
Si moi, en tant que simple citoyenne, j’ai envie de faire partie de ce débat, comment puis-je faire ?
Cela vous sera proposé en juin ou en septembre. Nous commençons tout juste, nous ne savons pas encore quelle forme cela va prendre, mais nous nous sommes nourris de beaucoup d’expériences françaises et européennes. Nous nous appuierons probablement sur les commissions permanentes ou les conseils citoyens pour essayer petit à petit d’intégrer les habitants à cette dynamique.
Au cours de mes déambulations, la question du quartier de Paludate est beaucoup revenue. Certains se demandent ce qu’il va devenir et disent qu’ils n’ont pas été consultés.
Ce quartier fait beaucoup réagir. Pourtant aujourd’hui l’information est devenue très facile à récupérer sur les réseaux sociaux ou sur les sites internet de la ville. En revanche, il est vrai qu’il n’y a pas eu de réunion d’information pour les noctambules sur le devenir de ce quartier…
… Ni de débat public pour savoir ce que les citoyens veulent en faire et où les habitants désirent qu’il s’implante…
Où va aller la population qui a envie d’aller en boîte de nuit ?
Vous touchez du doigt quelque chose qui explique pourquoi nous entrons dans la création du Conseil de la nuit. Derrière le débat sur le Quai de Paludate, il y a une question : est-il opportun d’avoir un quartier dédié à la nuit ? Cela permet à la fois de mieux préserver et protéger parce qu’on sait où sont les gens. Mais cela peut aussi donner l’impression d’avoir des milliers de jeunes qui sont dans des pratiques excessives. Les arguments des uns et des autres ne pourront se discuter que lorsqu’on saura dire avec beaucoup d’objectivité : la nuit à Bordeaux c’est « tant » de personnes dans tel secteur et « tant » dans un autre ; voilà comment cela se passe niveau consommation, etc. pour sortir des idées préconçues que l’on peut avoir.
Des gens qui sont là depuis 20 ou 30 ans constatent que l’offre de lieux pour écouter de la musique s’appauvrit.
Ils ont peur de la perte d’identité de Bordeaux qui se tourne essentiellement vers le tourisme.
Avec cette question, nous entrons dans un débat politique qui est celui de la ville millionnaire. Leur inquiétude est de savoir si une ville qui accueille de très nombreux touristes et étudiants, confrontée à un mouvement de population important, peut continuer à être profondément ce qu’elle est. Il est vrai que nous sommes confrontés à une population nouvelle qui n’a pas forcément l’histoire de Bordeaux. Ce sont les liens qui se font par exemple entre des quartiers historiques et de nouveaux quartiers comme Bassins à Flots et Bacalan, ou les Aubiers et Gingko.
On peut se dire que le challenge pour ceux qui sont là depuis longtemps est de voir aussi comment ils peuvent s’additionner avec des gens qui viennent d’ailleurs. De voir également comment l’identité bordelaise pourrait être en constante mutation. C’est le problème de la vitesse incroyable avec laquelle les gens arrivent avec des pratiques différentes. La collectivité a évidemment des responsabilités, mais pas que. Il faut que chacun réfléchisse à ce qu’il fait de sa ville.
Je crois aussi que « tout excès nuit à la vérité » donc dire qu’il ne se passe plus rien me semble trop puissamment revendiqué. Que les choses soient en mutation c’est une réalité. Dire facilement « c’était mieux avant » ça ne fait pas avancer. Entre « le sentiment de » et la réalité, il faut vraiment se mettre en confrontation.