Épisode 4
6 minutes de lecture
Jeudi 19 avril 2018
par Véronique Duval
Véronique Duval
Auteur de Rencontre avec des paysans remarquables, publié fin 2017 aux éditions Sud Ouest, Véronique Duval vit en Charente-Maritime. Journaliste venue du documentaire audiovisuel, elle s’intéresse aux transformations sociales ainsi qu’à notre relation au vivant et aux paysages. Elle a cofondé un maison d’édition associative, La nage de l’ourse.

ZAD ou pas ? Aux enjeux des agriculteurs s’ajoutent ceux de l’écotourisme et de la préservation du Marais poitevin. Julien Le Guet est l’un des créateurs de La Frenaie, un écocamping sur une île au coeur Marais poitevin. Engagé pour un projet qui respecte ce territoire, il insuffle sa détermination au collectif Bassines Non merci.

Une longue perche entre les mains, Julien le Guet mène la barque et sourit. À son côté, Yannick Jadot, eurodéputé, tient une pancarte sur laquelle est écrit : Bassines non merci ! À bord, on reconnait aussi Nicolas Gamache et Benoit Biteau, conseillers régionaux, Marie-Monique Robin, auteure… Le symbole est limpide : tous dans le même bateau pour affirmer que l’eau est un bien commun.

Dans un instant, Delphine Batho, députée et ancienne ministre de l’Écologie, s’assiéra aussi sur le banc de bois qui danse. Ce dimanche 4 mars, des personnalités de divers partis politiques, EELV, PRG, FI et PS ont embarqué au port de Mauzé-sur-le-Mignon pour la photo. Sur les berges autour, il y a foule. Julien sourit : le pari du rassemblement populaire contre 19 réserves sur le bassin de la Sèvre niortaise est gagné. Au total, plus de 2000 personnes sont venues à cette « marche des pigouilles » (perches servant à propulser la barque), d’après le collectif Bassines non merci.

Trois jours auparavant, à la Frênaie, il m’a tout raconté. Les cheveux en bataille, il prend le temps de parler. Son parcours, son engagement et son rêve disent tous son amour profond pour le marais mouillé. Pour cet entrelacs de chemins d’eau, cette Venise verte où il s’est installé il y a 20 ans. Titou, sa compagne, est d’ici ; leurs trois enfants y sont nés. « Je suis comme on appelle dans le pays un “survenant” », raconte ce natif de Picardie. « Mes parents sont tombés amoureux du Marais quand j’avais 5 ans. Quand j’ai eu 7 ans, ils ont commencé à organiser des camps d’ado. » En itinérance, les jeunes traversent le marais jusqu’à la baie de l’Aiguillon. « J’ai baigné là-dedans. »

Le collectif s’est réuni le 4 mars — Photo : Collectif Bassines non merci
Le collectif s’est réuni le 4 mars — Photo : Collectif Bassines non merci

Et il y baigne encore : depuis onze ans, la coopérative de la Frênaie, qu’il a créée avec quelques autres, fonctionne en autogestion, propose des séjours nature dans un camping conçu comme une mini-réserve naturelle habitée. Elle promeut aussi la construction de yourtes à l’ossature constituée de perches de frênes récoltées dans le marais. C’est pour « vivre dans le marais, du marais, pour le marais », raconte Julien. « Et autour de l’animation nature, faire découvrir cette région, partager les expériences que j’ai eu la chance de vivre quand j’étais petit : un espace de liberté, un labyrinthe de canaux où tout est possible, où on peut se perdre et se retrouver. »

L’envers du décor

Aménagé par l’homme au fil des siècles, le marais poitevin se répartit entre marais desséché et marais mouillé : celui-ci est resté inondable volontairement, afin de protéger les marais desséchés, situés en aval. Entre les deux, des digues permettent de contrôler l’eau. « La crue est vitale. C’est la raison d’être de la Venise verte ».

Le camping de la frênaie est une île, que l’on rejoint par des ponts. Seul hic à ce tableau idyllique ? Le manque d’eau. Le Mignon, qui alimente la partie du marais où est situé ce « petit paradis », est le support d’une maïsiculture intensive depuis près de 40 ans — une culture très gourmande en eau lorsque celle-ci se fait rare. Les canons à eau qui commencent à tourner au mois de juin ont un impact direct sur le marais : « Quand la campagne d’irrigation bat son plein, on voit le Mignon qui coule à l’envers. »

barque sur le marais poitevin pendant la manifestation
Julien le Guet mène la barque — Photo : Mélissa Gingreau

Une rivière qui coule à l’envers ? La scène est hallucinante, mais réelle. La rivière est alimentée par une nappe phréatique située dans un sol de calcaire karstique, très fissuré. « Quand la nappe est au-dessus du marais, elle l’alimente. Mais quand, à force d’arrosage, le niveau de la nappe passe au-dessous, c’est le marais qui retourne dans la nappe, dans le calcaire. Là où ça devrait être une source, ça devient un siphon ! »

La situation est chronique. « Régulièrement, fin juillet ou mi-août, on ne peut plus faire de barque. On touche le fond, et ça menace notre activité : l’attractivité du Marais poitevin est liée à la barque. Quand il n’y a plus d’eau dans les fossés, on n’y fait plus de pêche. »

Stocker l’eau l’hiver serait-il une solution ? « Le marais mouillé est déjà une réserve d’eau », expose mon interlocuteur, soucieux de souligner un point de convergence : « mais si on veut ralentir l’écoulement de l’eau pour la stocker en hiver, comme le veulent les irriguants, cela doit être compatible avec les autres enjeux. »

Mille grenouilles ! Alors que je m’adresse à un membre affiché du collectif « Bassines non merci », voilà qu’il parle de pertinence à propos de stockage hivernal ?
Julien saisit un stylo et commence à schématiser la gestion de l’eau dans le marais. Avec le développement de la maïsiculture et les besoins de labour dans des prairies autrefois dévolues à l’élevage, l’État a utilisé les barrages pour abaisser artificiellement les niveaux d’eau dès mars. « Le paradoxe, c’est que l’institution s’engage à maintenir un niveau légal à l’inverse du fonctionnement normal d’une rivière : la cote d’été est plus haute que la cote d’hiver, pour anticiper les crues. » Résultat ? Des crues plus rares et plus courtes.

On n’est pas contre, on est pour ! Pour que les paysans soient heureux, épanouis et sortent de leur tour d’ivoire dans laquelle ils se foutent tout seuls…

Or la crue est essentielle au cycle de vie de ce milieu. Elle permet aux brochets d’aller se reproduire dans les herbiers, les oiseaux migrateurs se nourrissent des vers qui remontent à la surface… « L’assec, c’est aussi la déstructuration du territoire. Autrefois, la flotte mettait un temps fou à s’écouler, avec tout le réseau de petits fossés, de haies et tout le système racinaire, une grosse partie s’infiltrait. » L’eau, c’est la contrainte qui fait la beauté de ce territoire. « Le moment où le marais m’émeut le plus, confie Julien, c’est quand il est inondé. Quand l’évaille s’installe, on peut partir en barque pendant des heures, il n’y a plus de frontière. C’est un lac, les arbres au milieu. »

Qui l’eût crue ?

Aujourd’hui, Julien fait partie des opposants aux bassines, mais c’est pour dessiner un autre avenir au marais que son assèchement au profit des cultures intensives. « On n’est pas contre, on est pour ! » rappelle-t-il : « Pour un territoire partagé, pour une agriculture qui nourrit. On est pour que nos gamins puissent se baigner dans les rivières. Pour que le marais remplisse son rôle de marais. Pour que les paysans soient heureux, épanouis et sortent de leur tour d’ivoire dans laquelle ils se foutent tout seuls… » insiste-t-il.

Un compromis est-il possible ? Des propositions sont formulées à Alain Rousset, Président de la région Nouvelle-Aquitaine. Si ce dernier a repoussé de mars à juin le vote concernant le financement des projets, le collectif l’invite à venir sur le terrain, mesurer le gigantisme d’une bassine.

Plus de 2 000 personnes à la « Marche des pigouilles »
Plus de 2 000 personnes à la « Marche des pigouilles » — Photo : Collectif Bassines Non Merci

À l’heure actuelle, une proposition fait l’unanimité, y compris chez les pêcheurs des Deux-Sèvres et de Charente-Maritime : s’il doit y avoir des bassines, les remplir par l’eau des rivières, qui part déjà à la mer, en installant les réserves d’eau sur leur rive et des digues à l’emplacement des champs de maïs actuels. Et en ne pompant dans la rivière que lorsque celle-ci est en crue. « Cela redonne une justification, y compris économique, à la crue » justifie Julien. « Pour que la réserve se remplisse, la maïsicultrice doit en être solidaire. » Cette solution rendrait le marais mouillé à sa fonction première : être une zone-réservoir tout en évitant les risques de rupture de digue liés à l’installation de bassines en hauteur.

Quitte ou double ?

Où allons-nous, dans ces conditions ? Sur les bases de l’enquête publique, Alain Rousset croit au compromis. « Mais si on construit des bassines selon cette enquête, ce sera dans la nappe. Et là, on va au clash. » annonce mon interlocuteur, « C’est quitte ou double ». Le scénario positif ? Si la région suspend son financement, le collectif s’engage à mettre en place des états généraux de l’eau, du territoire et de la paysannerie. « À se retrouver autour d’une table avec les exploitants, les forces vives du territoire, et répondre aux questions suivantes : qu’est ce qu’on veut faire de ce territoire ? Quelle agriculture on veut s’y voir développer ? Quel paysage on veut ? Avec quel impact sur les rivières ? » Objectif : viser un compromis acceptable par tous.

Un compromis est encore possible — Photo : Collectif Bassines Non Merci

Le scénario négatif ? Que le président de région ne les écoute pas, que la coopérative avance, que des pelleteuses arrivent en juillet… « et c’est la ZAD ! » Le mot est lâché. Julien parle d’une voix grave. Je le sens déterminé. « On va sur une forme de résistance active, physique. On l’a dit mille fois à la préfète : elles ne passeront pas. S’il faut refaire Notre-Dame des Landes, s’il faut un Rémi Fraisse, il y a aura un Rémi Fraisse et je serai le premier… C’est l’avenir de nos enfants qui se joue, donc si ça ne tient qu’à une vie, ça tient à une vie. » Je sens bien que ce ne sont pas des paroles en l’air, et que cette position, personnelle, est à l’image des antagonismes locaux. L’avenir de ce territoire se dessinera-t-il avec ceux qui y vivent et le connaissent ? Ou l’eau se teintera-t-elle de rouge… ? Tout se joue en ce printemps.

Photo de couverture : Flickr

Véronique Duval
Auteur de Rencontre avec des paysans remarquables, publié fin 2017 aux éditions Sud Ouest, Véronique Duval vit en Charente-Maritime. Journaliste venue du documentaire audiovisuel, elle s’intéresse aux transformations sociales ainsi qu’à notre relation au vivant et aux paysages. Elle a cofondé un maison d’édition associative, La nage de l’ourse.
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