Épisode 2
6 minutes de lecture
Mardi 2 octobre 2018
par Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.

Moi je suis pour, moi totalement contre. La France adore les débats manichéens, discutailler longtemps et débattre, débattre. Pendant ce temps-là, les loups grignotent du terrain et les ours se reproduisent enfin un peu en paix. Ventres affamés n’ont point d’oreilles.

« Je vous préviens, si vous venez faire un reportage dans la montagne, on vous attend avec le fusil ! ». La menace ne provient pas d’un guérillero enragé sur une zone de guerre du globe, mais de Bruno Besche-Commenge, le porte-parole de l’Association pour le développement durable de l’identité des Pyrénées (ADDIP), une association basée en Ariège et entièrement opposée à la présence de l’ours dans le massif. Le sujet est devenu brûlant, passionnel, quasi irrationnel. Pros et antis se déchirent sur ces nouvelles présences.

Que ce soit le « parisien amoureux de la nature » et des symboles, dans son fauteuil devant sa télé, du « prolo » dans le métro qui rêve de grands espaces ou les acteurs de terrain — éleveurs au premier plan, qui subissent attaques et dégâts — ces présences génèrent l’affrontement des défenseurs de la nature face aux acteurs économiques, et/ou politiques des différents territoires. Un sommet, dans cette lutte de convictions, a été atteint le 15 septembre 2017. Dans une vidéo, des hommes masqués et armés annoncent vouloir « rouvrir la chasse à l’ours et à l’État » en Ariège. Encagoulés et munis de fusils, filmés de nuit façon FLNC de la grande époque corse, ils s’opposent à la politique du gouvernement en matière de gestion des ours dans les Pyrénées. Depuis un an, aucun d’entre eux n’a été arrêté par les autorités.

Grotesque ? Farfelu ? Pas vraiment. Depuis 20 ans, et le retour de l’ours dans les montagnes, les éleveurs se mobilisent, dénonçant la présence du plantigrade qui « décimerait les troupeaux, ne serait pas à sa place, empêcherait les hommes de travailler, détruirait l’identité du massif… ». Pourtant, dans les Pyrénées, l’ours ne tue que 600 bêtes par an, bien moins que les chiens errants ou même… la foudre. C’est lorsqu’un troupeau entier prend peur, et qu’il saute du haut d’une falaise, lors d’un « décrochage », que les pertes sont le plus importantes, comme cela est arrivé cet été en Ariège avec la mort de 200 brebis d’un coup.

L’annonce au printemps de 2018 de la réintroduction à l’automne de deux ourses dans le Béarn, par le désormais ex-ministre de l’Écologie, a remis le feu aux poudres. Plus de 1200 manifestants, bergers, agriculteurs et élus de tous bords, ont défilé lundi 30 avril à Pau. « Stop ours », « Hulot, l’écologie qui se déplace en hélico », pouvait-on lire sur les banderoles tendues sur les tracteurs des manifestants, certains venus d’Ariège ou de la province espagnole voisine d’Aragon » relatait Le Monde. À la tête de celle-ci, Olivier Maurin, président de l’Association pyrénéenne pour le développement durable de l’identité des Pyrénées (ADDIP).

Exception française

Comme toujours dans ces cas-là, c’est Alain Reynes, le directeur de l’association Pays de l’ours-Adet qui défend le plantigrade, qui est monté au créneau. « Cette vidéo s’inscrit dans une escalade de la violence qui nécessiterait une réaction plus forte du gouvernement. C’est le résultat d’années d’impunité et de laxisme de l’État, qui n’est pas clair par rapport à sa politique. Va-t-il céder à la menace ? » Cette association, créée en 1991, compte des centaines d’adhérents, quatre salariés, et veut « associer la qualité de l’environnement, symbolisée par la présence de l’ours, à la qualité des productions et des activités du territoire pyrénéen ». Depuis des années, elle ferraille, sur le terrain — aux côtés des agents de l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage) et dans la presse avec les opposants.

La dernière consultation publique sur la réintroduction de deux ourses a récolté 76  % d’avis favorables.

Même casting en action sur le retour du loup. D’un côté des associations de défense, telles Férus à Marseille et ses 60 000 fans sur Facebook, de l’autre des éleveurs en colère entraînant souvent dans leur sillage élus de tous bords soucieux de préserver la nature et ses habitants, mais aussi leurs électeurs. Car c’est bien le monde politique et le législateur qui, depuis 20 ans, ont impulsé la préservation puis les réintroductions des ours, puis l’encadrement de la présence du loup. Suivant en cela l’opinion publique : dans les deux cas, près de 75 % de la population française est favorable à leur présence. Délire de bobos urbains contre réalité du terrain ? La dernière consultation publique, qui s’est achevée mi-août, sur la réintroduction de deux ourses, a récolté 76 % d’avis favorables. « Cela n’a aucune valeur », rétorque l’Aspap. Tout de même…

Nos voisins moins divisés

Du coup, pour tenter de signer un accord de Yalta, l’État a dégainé tout un arsenal juridique et de mesures : indemnisation des éleveurs en cas d’attaques, alors qu’il n’en a pas l’obligation (environ 400 euros par brebis mortes), enquêtes publiques systématiques, aides conséquentes pour l’achat de chiens patou pour les bergers, pour des parcs protecteurs et démontables lors des estives, création de la Brigade loup, moyens accrus pour l’ONCFS et ses missions de pédagogie, scientifique, ou coercitive… Le secteur du pastoralisme, directement concerné, s’est, selon l’historien Jean-Marc Moriceau, un des grands spécialistes du loup en France, « réapproprié l’héritage des siècles de destruction », tandis que les écologistes « entendent réagir contre deux mille ans de combat incessant ». Des solutions sont désormais envisagées, comme de créer dans la montagne une « zone de présence », entourée d’une « zone tampon » (de laquelle l’ours serait systématiquement renvoyé dans la « zone de présence »), pour faire du reste du massif une « zone d’exclusion ». Une solution inspirée de l’expérience menée dans le parc des Abruzzes en Italie.

En attendant, les éleveurs sont plus que bien remboursés : chaque année, les tarifs de la commission d’indemnisation, celui de l’économie de l’ours (CIDO) pour le bétail, le lait et les ruches sont rendus publics. La perte d’un agneau lait inscrit et âgé de 2 mois à 6 mois : 120 euros ; celle d’un bélier viande « résistant à la tremblante » : 570 euros ; celle d’un litre de lait de brebis : 1,50 euro ; une ruche « entière avec cire sans essaim » : 135 euros ; etc. Et que dire des subventions versées par l’État ? Le montant s’est élevé à 19 millions d’euros en 2015, contre 8 millions en 2012, la majeure partie étant dévolue aux mesures de protection comme les clôtures mobiles, les chiens de garde (principalement des patous), des bergers en renfort embauchés pour les estives.

Alors que la tension monte à chaque attaque, annonce du Ministère ou manifestation, il faut parfois regarder ce qui se passe chez nos voisins. D’une superficie totale moindre que l’ancienne région française Languedoc-Roussillon, la Slovénie, avec deux millions d’habitants, compte vingt fois plus d’ours que la France. La Roumanie, quant à elle, abrite environ 6 000 ours bruns, soit 60 % de la population de ces plantigrades en Europe, et entre 2 500 et 3 000 loups. Ce qui ne l’a pas empêché de déplacer ou abattre 140 ours et 97 loups l’an dernier. Même constat en Italie, et à moindre mesure en Espagne, où ours et loups sont les bienvenus.

Suivant l’opinion publique, ce sera certainement aux éleveurs, les premiers impactés et concernés, à qui reviendra le dernier mot.

« Nous désirons à toute force que, réalisant la prophétie d’Isaïe, le loup habite avec l’agneau, mais la réalité résiste », résume Jocelyne Porcher, spécialiste à l’INRA des relations entre humains et animaux, qui est aussi une ardente défenseuse de l’élevage et de la consommation de viande. Alors, comme toujours, pour changer ce « réel », des solutions existent. À l’heure de l’annonce d’une baisse jamais égalée de la biodiversité en France, des grandes annonces dans les conférences internationales et d’un pays souvent donneur de leçons, le débat va-t-il s’apaiser ? Suivant l’opinion publique, ce sera certainement aux éleveurs, les premiers impactés et concernés, à qui reviendra le dernier mot. Ou plus sûrement au philosophe Baptiste Morizot, auteur de nouvelles approches sur ces rapports au « sauvage » : « Sans besoin de faire de la métaphysique, il (le sauvage) transforme l’expérience de la nature, codée par la modernité naturaliste en miroir de l’âme, lieu bucolique de ressourcement, décor pour la performance sportive, ou arrière-plan de selfie (…). L’écosensibilité passe par des expériences qui consistent à repeupler des espaces vidés par les présences qui les constituent, les habitent, se lient les unes aux autres, et à soi. »

Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.
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