Épisode 1
7 minutes de lecture
Mardi 3 avril 2018
par Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.

Dans le massif pyrénéen, depuis 40 ans, l’ours a été protégé puis réintroduit pour préserver l’espèce. Au contact quasi quotidien avec l’animal, les agents de l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage) ont pour mission l’observation et le recensement du plantigrade. Excursion avec l’un d’entre-eux, Jean-Jacques Camarra, au coeur de la Vallée d’Aspe en Nouvelle Aquitaine, alors que l’animal sommeille.

Tout a réellement commencé ici. Au pied de ce pin sylvestre courbé par les vents, tordu comme une révérence faite au roi sauvage de la montagne : l’ours. C’était en mai 1983 et après de nombreuses observations de l’animal, quasiment disparu alors du massif pyrénéen, l’État se décidait à lancer une grande étude qui allait déboucher bien plus tard sur un programme de préservation, puis de réintroduction.

Au pied de cet arbre, Jean-Jacques Camarra était déjà là, lui aussi, en train de poser du smola sur l’écorce. Cette substance venue de Norvège, brune et « pégueuse », attire par son odeur le museau curieux de l’animal. Tel un piège, celui-ci griffe alors l’arbre, et y laisse ses poils, signature ADN du curieux ensuite reconnue.

Après le smola, ce sont des appareils photographiques et des caméras qui ont été installés à cette époque. Il y en a environ une cinquantaine accrochés aujourd’hui sur les arbres du côté français des Pyrénées. À 64 ans, M. Camarra est agent de l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage), coordinateur des équipes du suivi de l’ours, aux côtés de cinq autres collègues basés dans un petit village de la Haute-Garonne, Villeneuve-de-Rivière, et d’environ 350 bénévoles (chasseurs, passionnés, scientifiques) qui constituent le réseau ours. Pour tout le monde, Jean-Jacques, c’est « Monsieur ours », un véritable passionné, un « trappeur » qui a voyagé dans le monde entier (Alaska, États-Unis, Roumanie, Japon…) pour observer et apprendre à connaître l’animal mythique.

Jean-Jacques Camarra installe un appareil photographique
Jean-Jacques Camarra installe un appareil photographique — Photo : Philippe Gagnebet

Pour lui, la première rencontre avec l’animal date de 1976, en plein mois de juin et non loin de là. « Je l’ai observée pendant près de quatre heures, jusqu’au coucher de soleil. Je pense que c’était une femelle. Au début j’ai eu peur, j’ai reculé en la voyant puis j’ai bifurqué sur un autre chemin, se souvient-il. J’avais déjà trouvé des empreintes et des crottes, mais là c’est inoubliable. En remontant ce chemin pieds nus, je suis retombé sur elle, comme une star qui entre sur scène. J’ai pu alors l’observer davantage, longuement, presque entrer dans son intimité en la voyant bouger, courir, sauter, manger… ». Depuis, le petit homme vif aux cheveux grisonnants, très bon pied et excellent œil, ne vit que pour l’ours, ou presque.

Un « dormeur éveillé »

C’est à ses côtés qu’en cette journée du mois de mars, nous sommes partis chercher des indices : empreintes, poils, traces de griffures, excréments et surtout des images du plantigrade. Ce pin sylvestre, que M. Camarra décrit comme une « boîte aux lettres où l’ours dépose ses avis de passage », est aussi muni d’une caméra. Il se situe à quelques centaines de mètres de sa cabane, perchée au-dessus du village d’Estaut, lui-même lové dans la vallée. « C’est mon repaire, mon havre de paix. Je l’ai achetée il y a plus de trente ans, après y a voir passé des jours et des nuits, sans eau ni électricité. Il faut plus d’une heure pour accéder au site du pin sylvestre, tant le dénivelé est raide, un des plus importants de tout le massif, et surtout s’isoler. »

Deux ours pris sur le vif
Deux ours pris sur le vif — Photo : ONCFS

Partir avec lui, c’est écouter une anecdote à chaque pas. S’arrêter pour observer une trace au sol. S’émerveiller devant une feuille de chêne roux transportée par les vents. Contempler sans cesse le cadre merveilleux de la vallée d’Aspe, à quelques kilomètres à peine de l’Espagne, et autant du Pays basque français. Nous sommes à 1100 mètres d’altitude. La neige tombe encore par rafales sur le pic de Sesque, tout là-haut et en face, à 2600 mètres. Les forêts verdissent mollement, le sol commence à se parer de tapis de fleurs et d’herbe grasse. « L’environnement idéal pour l’ours, qui aime les climats plutôt doux, la présence de forêts, mais aussi des pics hauts pour y trouver ses tanières pour l’hiver », précise l’agent.

Peu de chances en ce jour de croiser l’animal donc — « même si j’ai vu des empreintes récemment et donc des preuves d’activité » dit M. Camarra —, car, depuis fin novembre, la population évaluée à environ 40 individus, est entrée en période hibernation. Au cours d’un processus biologique quasiment unique dans le monde animal, l’ours fait baisser son rythme cardiaque et sa température corporelle, ne s’alimente pas, n’urine pas et recycle en interne, mais il reste conscient. Une sorte de « dormeur éveillé » comme aimeraient le décrire les poètes surréalistes. Un sommeil hivernal comme un mammifère marin en plongée, une « méditation » dictée par les hormones.

Pour cela, il se réfugie dans une tanière. « Il y en a de deux types, explique Jean-Jacques Camarra : soit des grottes existantes, à flanc de colline, soit creusées comme un terrier au bout d’un tunnel de trois mètres environ ». Là, l’ours confectionne un tapis de végétaux (myrtilles, bruyère, branches diverses) d’environ 50 cm de diamètre et un mètre d’épaisseur. C’est aussi pour les femelles, après s’être repues à l’automne, de mettre bas. Elles allaitent alors à partir du mois de février, d’un lait hyperchargé en protéines. Au printemps, avec la luminosité qui augmente, ainsi que les températures, et le garde à manger naturel qui s’est reconstitué, tout ce beau monde peut repartir gambader dans les montagnes.

Bilan printanier

Combien y aura-t-il eu de naissances, les mâles seront-ils restés du côté français ou espagnol, y a-t-il eu des décès, des disparitions, la population est-elle encore viable ? Autant de questions auxquelles vont répondre les agents de l’ONCFS et le réseau ours. Tout au long de l’année, grâce à un « suivi systématique » (observations et relevés d’activités sur des parcours déterminés) et un « suivi opportuniste » (signalements par des promeneurs ou membres du réseau), cette population est évaluée et donne lieu à la publication d’un rapport. Une évaluation, et non un comptage officiel, car un seul ours est équipé d’un collier GPS.

 De toute façon, l’ours est là et bien là. Il restera. Il faut absolument apprendre à vivre avec lui.

En 2014, par exemple, le comptage faisait état de la présence de 31 individus, répartis en deux noyaux bien distincts. L’un dans les Pyrénées occidentales comptant deux ours mâles, et l’autre dans les Pyrénées centrales avec 29 individus identifiés qui circulent entre la France et l’Espagne. Trois portées avaient été détectées, chacune ayant apporté deux oursons supplémentaires. Dix oursons adultes et subadultes constituaient la nouvelle génération, qui a donc évolué jusqu’à environ 40 depuis.

L’hiver, c’est aussi pour les agents la période de se mettre à l’abri… bien collés devant leur ordinateur pour disséquer les centaines de fiches d’observations remplies dans l’année. Sauf pour Jean-Jacques Camarra, initiateur de cette méthode, mais qui a toujours des fourmis dans les jambes. Le terrain, pentu, très pentu, toujours le terrain. Aujourd’hui, pas de photos d’ours dans la caméra accrochée au pin.

« Néré, que je suis depuis vingt ans n’est pas passé », sourit-il. Ce mâle d’environ 200 kg, né dans les Pyrénées centrales, se balade depuis sur ce territoire, de 100 à 200 000 hectares, franchissant souvent la frontière. « Un comportement type, une attitude de solitaire. Son fils Canelito — ultime spécimen de souche pyrénéenne, également fils de Cannelle (tuée par un chasseur en 2004) — avait commis des dégâts dans les troupeaux de brebis en 2013 » précise Mr Camarra.

Il traînerait encore dans les parages, toujours invisible. L’occasion pour le passionné, alors que nous redescendons vers son repaire, d’évoquer « l’entente difficile avec les éleveurs, que je comprends, mais qu’il faut accompagner. On se doit d’expliquer, être pédagogue ».

« De toute façon, l’ours est là et bien là. Il restera. Il faut absolument apprendre à vivre avec lui », martèle-t-il. D’ailleurs, ce chemin que nous empruntons est « balisé » pour les touristes et les curieux. Un des premiers « sentiers de découverte de l’ours ». Celui qui se définit comme un « solitaire qui adore les gens » aime à dire que « toutes les approches, des humains et des animaux, se font de manière intuitive. Je ne fais pas le cake quand je rencontre un ours. Je ne fais pas le malin non plus quand je me retrouve au milieu de réunions d’opposants et de chasseurs. Mais j’y vais, toujours. »

M. Camarra guette le moindre indice
M. Camarra guette le moindre indice — Photo : Philippe Gagnebet

Rentré dans sa cabane, après avoir allumé son poêle, Jean-Jacques Camarra ressasse sa journée, repense aux traces vues, aux empreintes brouillées. Souvent, il rouvre un bouquin de Jack Kerouack ou reclasse ses milliers de photos. Le soir, il s’endort auprès du feu, tôt. Pour repartir à l’aube le lendemain. Avant que l’ours ne se réveille.

Annonce surprise de Nicolas Hulot pour la réintroduction de deux ours femelles

À peine sortis de leur hibernation, et déjà à la une de l’actualité. Le ministre de la transition écologique, Nicolas Hulot, a surpris tout son monde le lundi 28 mars en annonçant la réintroduction à l’automne de deux femelles dans les Pyrénées-Atlantiques. « Je vais demander au préfet d’organiser un dialogue pour réussir cette réintroduction », a-t-il expliqué dans une interview au journal Le Parisien, précisant que « il ne reste que deux mâles dans ce département, Néré et Cannellito, fils de Cannelle », dernière représentante de l’ours de souche des Pyrénées, tuée par un chasseur en 2004. « Je ne veux pas être le ministre qui assiste à la disparition de cette lignée », a insisté l’ex militant écologiste.

Un ours des Pyrénnées
Souriez, vous êtes filmés — Photo : ONCFS

Cette annonce intervient alors que de récents rapports publiés par le Museum d’histoire naturelle dressent un bilan inquiétant de la baisse de la biodiversité, et alors que, jusqu’à présent, il n’était question que de l’éventuelle réintroduction d’un seul individu dans le Béarn. Hasard du calendrier ou volonté d’accélérer rapidement le mouvement, le ministre n’a pas attendu la publication annuelle de l’ONCFS, dressant le bilan pour 2017 de la présence de l’animal dans le massif pyrénéen. Le nombre d’ours était estimé à 39 selon les chiffres officiels datant de 2016.

Chaque année en moyenne, ce sont deux à cinq oursons qui naissent. Dans les Pyrénées occidentales, on ne compte toutefois plus que deux mâles. La grande majorité des individus ont en effet été recensés dans le centre du massif. « Je sais bien que c’est un dossier compliqué, mais je veux travailler avec les éleveurs et les opposants », a déclaré M. Hulot, demandant au préfet de mener un dialogue « qui doit aboutir à un accompagnement renforcé et une meilleure protection des troupeaux ». Essentiellement en vallée d’Aspe.

Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.
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