France, fin des années 1920. Malgré sa santé fragile, Lamine Senghor lutte pour améliorer les conditions de vie des anciens tirailleurs sénégalais, dont il fait lui-même partie. C’est le début d’un mouvement plus ample dédié à la condition noire coloniale en général, et au prolétariat en particulier. En 1926, Senghor crée le Comité de Défense de la Race Nègre. Il prononce des discours remarqués, il publie des textes. Ce leader des mouvements noirs dans l’entre-deux-guerres est passé par Bordeaux. On trouve des traces de son séjour. Portrait et enquête.
Avant-propos
J’ai découvert l’existence et le parcours militant de Lamine Senghor en lisant Présence Africaine à Bordeaux, de 1916 à nos jours. À la suite de cela, je suis entré en contact avec son auteur, le sociologue Mar Fall, qui m’a confirmé qu’il existait des traces de la présence bordelaise de Senghor. Monsieur Fall a également mis des livres à ma disposition, dont Les mouvements nègres en France. 1919-1939, de Philippe Dewitte. Une référence. Qu’il en soit remercié. Je dois également remercier le poète et musicien Cheik Sow de m’avoir mis en relation avec Tidiane Dioh, petit-fils de Lamine Senghor. À son tour, Monsieur Dioh a pris l’initiative de mettre David Murphy en copie de nos échanges par mail. S’en est suivi une correspondance riche et très amicale. Monsieur Murphy est le plus grand spécialiste de Senghor. Il prépare actuellement une biographie.
L’expression revient souvent chez lui : « donner jusqu’à la dernière goutte de son sang ». Lamine Senghor est tuberculeux. Il ne lui reste qu’un seul poumon. La Première Guerre mondiale lui a volé sa santé. Blessé, gazé, invalide à 30 % puis à 100 %, l’ancien tirailleur sénégalais s’insurge contre la différence criante de traitement entre les soldats métropolitains et les soldats originaires d’Afrique. Les pensions de ces derniers sont largement inférieures.
La France ne s’est pas acquittée de sa « dette de sang », l’empire colonial est un comte Dracula qui a vampirisé les corps noirs. Senghor n’aura pas de mots assez durs pour celui qu’il considère comme le principal servant de cette vampirisation. Au début de son combat, son plus grand objet de détestation est le député Blaise Diagne, né lui aussi au Sénégal et premier homme politique africain élu à la Chambre des députés française. Ce dernier est un « pourvoyeur de chair noire », il est le « grand serviteur des marchands de cacahuètes de Bordeaux et de Marseille ». Dans un texte intitulé « Camarades sénégalais, en garde ! », le militant y va fort : « Il est donc bien vrai que si la peau blanche se vendait, Diagne l’aurait payée très cher pour achever de renier sa race, comme il vient de le faire à l’égard de son pays. »
À l’âge de 38 ans, Senghor crache son dernier sang. L’année de sa mort est aussi celle qui le consacre comme écrivain. En juin 1927, il publie La violation d’un pays, conte sombre, pamphlet anticolonial et charge contre Diagne. Dans ce récit court, virulent, poétique, allégorique, le complice du viol de civilisation perpétré par les hommes à la « figure pâle » s’appelle « Dégou Diagne ». C’est dire les sentiments que le député inspire à l’un des leaders des luttes noires en France !
Le bas Blaise
Il faut dire que Diagne est un personnage très controversé. Il aura joué un rôle important dans l’approvisionnement des tirailleurs venus de l’AOF (Afrique Occidentale Française). En 1924, il est au cœur d’une affaire l’opposant aux Continents, une revue co-créée par l’écrivain René Maran (Prix Goncourt 1921 avec Batouala, et passé par Bordeaux) qui fonde au même moment la Ligue universelle de défense de la race noire. Nous sommes dans les premiers temps des mouvements noirs en France.
Diagne intente un procès pour diffamation aux Continents. Il n’a pas apprécié la phrase qui suit : « Monsieur Clemenceau, matois, comme toujours, s’empressa de faire savoir téléphoniquement à Monsieur Diagne qu’il lui serait accordé une certaine commission par soldat recruté. » Autrefois sur la même longueur d’onde, notamment sur les vertus qu’on peut trouver à la « mission civilisatrice » de la France, Maran et Diagne s’opposent sur un point qui n’est pas sans lien avec la ville de Bordeaux. Je m’en remettrai ici au chercheur Philippe Dewitte et à son livre de référence Les mouvements nègres en France — 1919-1939 :
Senghor est la voix des tirailleurs lésés par le système colonial. Il a du charisme. Il excelle dans l’art oratoire.
« L’ancien contempteur des grandes sociétés coloniales entreprend, sous l’égide du ministre des Colonies Albert Sarraud et du gouverneur général de l’AOF Jules Carde, des pourparlers avec le Syndicat de défense des intérêts sénégalais, l’organisme qui représente les tout-puissants négociants bordelais implantés dans la colonie. C’est le fameux “Pacte de Bordeaux” qui instaure un modus vivendi entre les ennemis d’hier : les compagnies coloniales vont désormais soutenir la candidature de Diagne en échange d’une neutralité bienveillante de ce dernier dans la conduite des affaires économiques de la colonie. »
Tout cela n’est pas déconnecté du cas Senghor. Pour deux raisons. Il a été une des chevilles ouvrières de cette richesse. Installé à Dakar au début des années 1910, il est employé comme marin chez Maurel et Prom, une huilerie bordelaise prospère qui s’est depuis reconvertie en société pétrolière. Ensuite, il est cité comme témoin au procès Diagne-Les Continents. Senghor est la voix des tirailleurs lésés par le système colonial. Il a du charisme. Il excelle dans l’art oratoire. Une autre de ses apparitions fera grand bruit. On l’invite à prendre la parole lors du Congrès de Bruxelles, un rassemblement communiste anti-impérialiste d’ampleur internationale. Senghor tape du poing sur le pupitre (c’est d’ailleurs l’image la plus célèbre de lui). Son discours, qu’on peut lire en intégralité dans La violation d’un pays et autres textes, marque les esprits :
« Nous savons et nous constatons que, lorsqu’on a besoin de nous, pour nous faire tuer ou pour nous faire travailler, nous sommes des Français ; mais quand il s’agit de nous donner les droits, nous ne sommes plus des Français, nous sommes des Nègres. »
À l’instar de René Maran, Senghor lance son propre mouvement.
Lancer son propre mouvement
L’amélioration du sort des anciens tirailleurs sénégalais inaugure une lutte qui a marqué l’histoire des mouvements noirs en France, dans l’entre-deux-guerres : « la vie de Lamine Senghor condense en quelques années la trajectoire militante et l’évolution politique des premiers émigrants africains en France », explique Philippe Dewitte. J’utilise le mot « noirs ». Dewitte utilise le mot « nègres ». Il n’y a là rien de raciste ou de problématique, à partir du moment où il s’agit du mot historique et qu’en outre le terme est revendiqué par Senghor, dans une démarche de revalorisation identitaire et communautaire : « Nous ramassons ce nom dans la boue où vous le traînez. Nous en ferons notre symbole. » Nous sommes en 1926. Senghor, qui était jusqu’ici affilié au PCF, prend ses distances et crée le Comité de Défense de la Race Nègre (CDRN). Son objectif principal : apporter aux Noir. e. s de France en général et au prolétariat noir en particulier « des avantages intellectuels, moraux et matériels ».
L’année suivante, suite à des divisions au sein du Comité, Senghor crée la Ligue de Défense de la Race Nègre (LDRN). En 1926-1927, l’homme se heurte à deux grandes difficultés : créer l’unité et inciter les ouvriers non parisiens à embrasser la cause. Parmi les villes portuaires que ses camarades et lui écument à la fin des années 1920, Bordeaux est la plus ingrate. Léger flash-back : nous sommes en 1926. « La Ligue de Défense de la Race Nègre » n’existe pas encore.
L’enquête #1
Comme le rappelle son successeur Tiémoko Garan Kouyaté dans la nécro qu’il lui consacre, la lutte de Senghor alla de pair avec les « tracasseries policières ». Celui que l’on considère comme « le leader populaire des ports et des docks » a tout du citoyen subversif, surtout dans le contexte de la France de l’entre-deux-guerres, avec ses intellectuels procolonialistes qui entendent dénoncer la « Vague Rouge » (c’est le nom d’une revue anti-bolchevique) ou qui redoutent « Le Péril Rouge en Pays Noir » (c’est le titre nauséabond d’un livre de François Coty, industriel/milliardaire/homme politique d’extrême droite/promoteur du fascisme italien en France). « Le communisme, voilà l’ennemi », dira Albert Sarraud, le ministre des Colonies. Sarraud supervise le CAI, le Contrôle et Assistance des Indigènes, qui, sous ses dehors bienveillants, est une véritable instance de surveillance.
C’est qu’à l’époque on craint trois grandes menaces : les communistes, mais aussi les agents allemands, et enfin les contestataires islamiques et « pan-nègres ». Senghor a coché presque toutes les cases (il est musulman, bien qu’il boive de l’alcool). À ce sujet, il faut dire quelques mots sur La Race Nègre, qui est l’organe de La Ligue de Défense de la Race Nègre. Si on s’y préoccupe d’abord de la condition noire coloniale, autrement au sein et hors de la métropole, on y a aussi publié des poèmes du panafricaniste Marcus Garvey. C’est d’ailleurs à Garvey que l’on comparera plus tard Senghor, plus qu’à un Martin Luther King ou à un Malcolm X.
L’enquête #2
L’enquête a tout d’une torture délicieuse. Il faut chercher sans avoir la certitude de ce que l’on va trouver, sans même être sûr que l’on va trouver quelque chose, et quand découverte il y a, le plaisir s’en trouve décuplé. Je rentre bredouille des Archives de la Métropole. « Senghor ? C’est un parent du poète ? », « jamais entendu parler, désolé ». Je consulte tout de même quelques documents relatifs aux mouvements syndicaux bordelais. Rien. Le lendemain, je me rends aux Archives Départementales. Je me dirige vers l’accueil de la salle de lecture : « Bonjour, je cherche de la documentation sur le militant Lamine Senghor et son passage par Bordeaux — ça ne me dit rien. Vous devriez peut-être aller aux Archives Nationales à Paris. » Hum… Je commence à ne plus y croire et je ne suis même pas sûr d’avoir fait une touche en commandant la liasse 1M539, la seule où est mentionnée « La Ligue de Défense de la Race Nègre ».
L’« Agitateur Nègre » est surveillé de près. On scrute ses moindres faits et gestes.
Entre la réservation par informatique et la consultation, il se passe une demi-heure. Trente minutes durant lesquelles j’imagine le pire scénario possible. Oui, le nom de Lamine Senghor apparaîtra sûrement, mais furtivement, au détour d’une phrase. Au terme de cette attente, je m’assieds au poste qui m’est attribué et j’ouvre enfin la liasse. Je cherche le regard du personnel de l’accueil. Quand je l’ai, je souris et lève le pouce à la manière de Dale Cooper dans la série Twin Peaks. Bingo ! Damn good documents ! Jusqu’à preuve du contraire, ceux que j’ai sous les yeux sont les seuls à attester de la présence bordelaise de Senghor. Ce sont des rapports de police exclusivement.
Présence bordelaise
L’« Agitateur Nègre » est surveillé de près. On scrute ses moindres faits et gestes. On sait dans quels restaurants il mange, quels journaux il achète, avec quelles personnes il converse. Senghor arrive de Marseille le 27 septembre. Il passe la première nuit au 72, rue Saugeon puis les suivantes à l’hôtel Mazelie au 12, rue Carpenteyre. Il flâne rue Sainte-Catherine, il fréquente les bars du « quartier Saint-Pierre, particulièrement fréquenté par les nègres ». Il me faut préciser que cette dernière information figure dans un rapport qui date du 3 février 1930. Senghor n’est plus de ce monde, et à ce moment-là, c’est Tiémoko Garan Kouyaté, son successeur, que l’on surveille. Néanmoins, on peut émettre l’hypothèse que Saint-Pierre est déjà prisé par les bordelais noirs en 1926. Senghor se balade, socialise, boit des coups, mais ne chôme pas :
« Comme suite à mes précédentes informations, j’ai l’honneur de vous faire connaître que le Nègre SENGHOR Lamine a quitté son hôtel hier matin à 10 heures. Il est allé dans le Centre de la Ville, a visité plusieurs magasins puis s’est rendu au siège du PC 27 rue Buhan, où il est resté une demi-heure environ. » (rapport de police datant du 9 octobre 1926)
Le rendez-vous avec le siège du PC bordelais est quotidien. On l’aide à imprimer des tracts. Comme ceux qu’il distribue sur les quais l’après-midi du 2 octobre. « Inscrits et manœuvres de couleur » sont invités à participer à une réunion dans un bar situé au 71, quai de Bacalan. C’est un échec, si l’on en croit le rapport : « Senghor s’est rendu vers 18 heures dans cet établissement, mais a attendu vainement jusqu’à 21 heures. Aucun auditeur ne s’est présenté. Hier 3 octobre, Senghor a parlé durant 2 heures dans le “Bar Espagnol”, place de la Bourse, une trentaine de nègres et quelques Espagnols étaient présents. Il a expliqué qu’il était nécessaire de faire comprendre aux noirs qu’ils doivent s’organiser pour défendre leurs intérêts. » (rapport de police datant du 4 octobre 1926.)
Autre date importante : le 9 octobre. Cette fois, il vise une des plus belles salles de la ville, que les Bordelais. e. s connaissent bien. Mais le Maire, « qui pour être agréable à son ami Diagne lui a refusé l’Athénée Municipal. » Senghor fustige également la presse locale qui n’annonce nulle part sa conférence. Elle se tient finalement au 57, rue des Trois Conils et aurait mobilisé une cinquantaine de participants.
Le but ultime de la visite de Senghor est de créer une section bordelaise du Comité de Défense de la Race Nègre — je rappelle qu’en 1926, la Ligue n’existe pas encore. On aurait choisi comme QG le 4, rue Dieu, un restaurant tenu par un certain Joseph. À ce jour, il est impossible de savoir ce que cela a donné. Les auteurs des rapports, qui ont tout intérêt à insister sur les points faibles de la lutte, évoquent un conflit entre Africains et Antillais : « SENGHOR se livrait à une propagande peu sérieuse, sinon déguisée et plusieurs Martiniquais auraient comploté de lui faire un mauvais parti s’il revenait dans notre ville. » Est-ce vrai ou non ? Impossible de savoir. Même un chercheur comme David Murphy, qui fait autorité sur le sujet et prépare une biographie de LS, ne parvient pas à savoir si cette branche bordelaise a été fonctionnelle ou non. Lorsque je lui ai posé la question par mail, voici ce qu’il m’a répondu :
« En effet, la section bordelaise est celle où les chiffres dans les archives posent problème : on parle d’entre 10 et 150 adhérents au CDRN (qui devient la LDRN par la suite) à Bordeaux en 1926. Or, il y avait des adhérents, mais on ne sait pas s’il y avait une section qui fonctionnait comme les autres. »
Le 11 octobre 1926, Senghor retourne à Nice où il doit reprendre sa cure. Il a l’intention de revenir à Bordeaux, mais la maladie l’emporte quelques mois plus tard. Il faut savoir que la liasse précieuse que j’ai eue entre les mains abonde en documents sur Tiémoko Garan Kouyaté. Celui-ci tentera d’achever le travail, mais aussi de fonder un « Syndicat Nègre de Bordeaux ». C’est l’épisode 2 de tout ce que j’ai tenté de retranscrire ici. C’est une autre histoire.