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Jeudi 12 août 2021
par Sevan Hosebian-Vartanian
Sevan Hosebian-Vartanian
Originaire de la Drôme, Sevan Hosebian-Vartanian a rejoint le Sud-Ouest pour intégrer l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (Ijba) en 2019. En alternance à Far Ouest pour l'année, ses sujets de prédilection sont les problématiques sociétales et les questions religieuses.

Katia Khemache est historienne et autrice du livre Harkis, un passé qui ne passe pas (Cairn Editions). Présente au festival international du journalisme à Couthures-sur-Garonne, elle revient sur l’histoire du camp de Bias, dans le Lot-et-Garonne, où ont vécu jusqu’à 1 300 Harkis à la fin de la guerre d’Algérie.

Qui sont les Harkis ?

À l’origine, les harkis à proprement parlé (avec un petit h !) sont une des cinq catégories de supplétifs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Ce sont les membres des unités qu’on appelait harka, ce qui veut dire « mouvement » en arabe. Aujourd’hui, le terme générique de « Harki » regroupe tous les supplétifs algériens de l’armée française, et pas seulement les membres des unités en mouvement. On y ajoute aussi les militaires engagés sous contrat ou conscrits, puis les 200 000 « Français de souche nord-africaine ou indigène » qui ont été armés par les Français durant la guerre d’Algérie. Un dernier groupe correspond aux civils : les élus, les notables musulmans et les fonctionnaires qui n’ont pas démissionné pendant ce qu’on a appelé les « événements d’Algérie » entre 1954 et 1962. Le terme de « Harki » regroupe donc toutes ces catégories de personnes, et comme toute généralisation, elle est abusive car elle masque ces réalités complètement différentes.

Les Harkis ont été menacés, et certains, accusés de trahison, ont été massacrés quand l’Algérie a obtenu son indépendance. L’État français a rapatrié qu’une infime partie d’entre eux, en les parquant dans des camps à partir de 1962. Pourquoi ?

Une des raisons est le problème du logement dans la France des années 1960, c’est évident. Mais la raison principale est l’impréparation des pouvoirs publics à accueillir les Harkis. Les pouvoirs publics n’ont pas pu préparer cet accueil car ils n’ont jamais voulu de cette population, de ces nouveaux migrants. Mais attention, il faut se replacer dans le contexte de l’époque. L’État français a déjà à gérer plusieurs choses : l’afflux d’un million de pieds noirs, le retour des appelés d’Algérie et la crise de l’institution militaire.

Il faut aussi qu’il assume, auprès des familles, la mort de 30 000 soldats tués dans ce qu’ils appelaient officiellement « des opérations de maintien de l’ordre » et pas une guerre. La France doit également faire face aux attentats de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), c’est-à-dire de l’extrême droite, qui ne veut pas lâcher l’Algérie française. La sortie de guerre est extrêmement violente. L’État français se débarrasse donc des Harkis en disant « eux, ce sont des Algériens maintenant, dans l’Algérie indépendante. »

Dans ce contexte, les camps sont donc utilisés pour trouver une solution rapide au logement, Mais il faut aussi garder en tête que dans les pensées politiques de l’époque, la cohabitation entre Français et Français musulmans (donc les Harkis) est impossible. Dans l’imaginaire colonial qui est encore très présent dans les années 1960, on pense qu’il existe une inadaptation des systèmes sociaux-culturels entre les deux populations. L’État joue son ultime guerre de décolonisation, mais la décolonisation n’est pas faite dans la mentalité de nos hommes politiques. La colonisation perdure : le traitement différencié des Harkis en est la preuve, l’existence même des camps n’étant pas jugée choquante à l’époque.

Dans notre région, des Harkis ont vécu dans le camp de Bias. Qui sont ces Harkis du Lot-et-Garonne ?

Les Harkis pouvant travailler ont été reclassés et envoyés dans les hameaux de forestage dans le Sud Est ou dans les centres industriels dans le Nord et l’Est de la France ; les Harkis inclassables ont été envoyés à Bias. Le camp lot-et-garonnais a accueilli des vieillards, des infirmes, des veuves et des malades. Le Lot-et-Garonne a donc été une terre d’exil et d’ancrage pour les Harkis les plus fragiles. Cette population fragilisée, menacée en Algérie, a subi un arrachement à sa terre natale et s’est retrouvée sans solutions de reclassement, ce qui fait du camp de Bias un cas singulier.

Avant les Harkis, le camp de Bias a servi à héberger ou interner d’autres populations qui s’y sont retrouvées par le hasard de la guerre, comme des réfugiés espagnols et des résistants démobilisés. Le camp a aussi accueilli des indochinois, car il a été une annexe du Centre d’accueil des français d’Indochine (CAFI).

Lorsque les autorités ont décidé de reconvertir Bias en terre d’accueil pour les Harkis fragiles et malades, le sous-préfet, dans ses notes, a tout de suite mis en avant le caractère médico-social de ce camp. Sauf que les moyens n’ont pas suivi, même s’il y a eu quand même un dispensaire avec un infirmier et trois assistantes sociales pour gérer cette masse. Cela est souvent arrivé que l’ambulance vienne dans le camp pour embarquer des résidents fragiles mentalement, vers l’hôpital psychiatrique d’Agen. Certains ont craqué. Les maladies mentales liées au traumatisme de la guerre ont été ultra-présentes et ont fait beaucoup de dégâts au sein des familles.

Et les conditions de vie dans ce camp ne les ont pas aidés…

Oui. Bias, c’est le bout du bout, avec une marginalisation sociale et géographique. Le camp se situe à 1 km du village du même nom. Il est composé de 16 préfabriqués. Cinq sont pour les locaux administratifs, l’école, le dispensaire. Il y a aussi un bâtiment pour ce qu’on appelle les « célibataires », le groupe le plus fragile, composé des vieillards et des hommes seuls. Chaque préfabriqué a une toute petite superficie et est divisé par des cloisons ultra légères. On y trouve un mobilier rudimentaire, un lit de fer, des matelas et des traversins fournis par l’armée, quelques draps, des couvertures, un poste d’eau froide… Quant aux sanitaires, ils sont à l’extérieur. Il y a eu de gros problèmes d’hygiène au début, aggravés par la surpopulation. La capacité d’accueil est de 850 personnes maximum. On a été à plus de 1 300 Harkis à l’apogée du camp.

Il y a vraiment une mise sous tutelle de la population, qui est infantilisée : le portail du camp est fermé entre 21h et 7h et l’électricité coupée à partir de 22h. Leur quotidien est militarisé, avec le levé de drapeau chaque matin, par exemple. On cherche à reproduire l’ambiance des camps de regroupement algériens. D’ailleurs, le personnel du camp est celui qui a quitté ces structures algériennes. Pareil pour les instituteurs et institutrices au camp, tous sont pieds noirs ou sont passés par l’Algérie ou le Maroc. Il fallait bien les reclasser quelque part…

Il y a donc tout de même une école à l’intérieur pour les enfants et un terrain de foot. Quelques ateliers socio-culturels ont été mis en place par les assistantes sociales, comme des départs en colonie, des vacances organisées, mais toujours entre Harkis.

Pourquoi les Harkis sont-ils restés entre eux, même ceux qui n’ont pas connu la guerre d’Algérie ?

Le fait d’être un Harki pendant la guerre d’Algérie est devenu une caractéristique héréditaire, transmise de génération en génération.En France, s’est érigée une sorte de communauté de destin, c’est-à-dire que tous les Harkis sont communautaristes, tous sont repliés sur eux-mêmes et mettent en avant uniquement leur identité harkie, alors même qu’on sait très bien que toute identité est multiple. On dit souvent que pour créer une communauté, il faut partager une histoire. Pour les Harkis, c’est celle des massacres, de l’exil et des camps. Les camps sont un marqueur identitaire fort, et c’est dans l’exil qu’est née l’identité harkie, cette communauté de destin et cette mémoire.

Les Harkis du Lot-Et-Garonne ont-ils encore aujourd’hui des revendications ?

A Bias, on est plutôt sur des revendications d’ordre mémoriel et d’écriture d’une histoire. Les Harkis du Lot-Et-Garonne sont structurés dans l’association et comité national de liaison des Harkis. Ils représentent une tendance assez radicale de revendications, qui sont portées par la seconde génération, voire la troisième, de façon plus apaisée. Elles reprennent à leurs comptes les demandes de reconnaissance historique officielle de l’État français de ses responsabilités dans l’abandon, les massacres et les conditions d’accueil des Harkis.

Il y a d’ailleurs différents dirigeants de la Vème République qui ont commencé à se saisir de la question. Jacques Chirac en 2001 a parlé d’« actes de barbarie », en expliquant que la France n’a pas pu protéger ses enfants. Nicolas Sarkozy en 2012 a évoqué la responsabilité de l’État français dans l’abandon des Harkis. Puis François Hollande en 2016, qui lui a évoqué la responsabilité de la France dans les massacres, l’abandon et les conditions d’accueil dans les camps. La question harkie reste taboue car elle fragilise les relations diplomatiques déjà délicates avec l’Algérie. Et aussi parce que pour l’État français, c’est la mémoire de la mauvaise conscience.

Il y a donc la reconnaissance, mais aussi la réparation. La première génération, les anciens, se sont enfermés dans un silence protecteur. Ils sont complètement mutiques. Rares sont ceux qui s’expriment publiquement, car c’est très douloureux. Mais la deuxième et troisième génération de Harkis, dont certains sont nés et ont grandi dans les camps, demandent des réparations matérielles pour avoir vécu dans des conditions de vie déplorables à Bias.

Les Harkis de cette seconde et troisième génération sont-ils bien « intégrés » dans le tissu social français ?

Qu’est-ce que cela veut dire « bien intégrés » ? Si c’est trouver sa place dans la société, je pense qu’ils ont trouvé la leur en contestant. Un exemple : la révolte de 1975 dans le camp de Bias. Durant cette révolte, il y a eu une occupation manu militari des locaux administratifs, un incendie dans la salle de classe, des manifestations violentes. Des jeunes de Bias ont aussi fomentée et orchestrée la prise d’otages de quatre travailleurs immigrés algériens au camp de Saint-Maurice-L’Ardoise dans le Gard. En 1975, on est dans l’expression d’un malaise social et d’un non-dit historique, une histoire taboue qu’on a envie de faire connaître. On a envie de dénonciation et de reconnaissance.

Cette mémoire que j’appelle une mémoire victimaire – ce n’est pas du tout pour la dénigrer – a été une manière de légitimer leur place, leur combat et leur existence. Car se présenter comme victimes, cela légitime des demandes de réparations, d’actions et de réactions de l’État. Certains se sont d’ailleurs encore enfermés et ont du mal à sortir de cette mémoire victimaire.

Au final, que reste-t-il aujourd’hui du camp de Bias ?

D’un point de vue matériel, il ne reste qu’une barre de l’ancien bâtiment des célibataires. Est érigé au milieu une stèle depuis 2001. Sur les ruines du camp, sont nées dans les années 1980 les deux cités pavillonnaires, les HLM Astor et Paloumet, où habitent encore des descendants des Harkis. D’un point de vue moral, psychologique, symbolique, il reste tout de Bias. Tout. Le traumatisme, la sensation d’enfermement, le ressenti légitime de ces enfants rejetés par leur société d’origine, bannis par l’Algérie et mis à l’écart, dénigrés par leur société d’accueil, par la France. Ce double rejet n’était pas facile à assumer. Se construire et trouver sa place dans la société en ayant vécu ces enfances cloisonnées, enfermés et repliés complètement sur soi, c’est dur. Il faut faire preuve d’une sacrée résilience, d’où la colère persistante.

Sevan Hosebian-Vartanian
Originaire de la Drôme, Sevan Hosebian-Vartanian a rejoint le Sud-Ouest pour intégrer l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (Ijba) en 2019. En alternance à Far Ouest pour l'année, ses sujets de prédilection sont les problématiques sociétales et les questions religieuses.
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