Épisode 12
7 minutes de lecture
Mardi 3 août 2021
par Sevan Hosebian-Vartanian
Sevan Hosebian-Vartanian
Originaire de la Drôme, Sevan Hosebian-Vartanian a rejoint le Sud-Ouest pour intégrer l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (Ijba) en 2019. En alternance à Far Ouest pour l'année, ses sujets de prédilection sont les problématiques sociétales et les questions religieuses.

Thierry Ripoll est professeur de psychologie cognitive à l’université d’Aix-Marseille et directeur du Centre de Formation des Psychologues de l’Éducation nationale. Il s’intéresse plus particulièrement aux processus psychiques nous conduisant à établir des croyances infondées. Nous l’avons rencontré lors de sa venue au festival international du journalisme de Couthures-sur-Garonne, où il a accepté de revenir sur les processus psychiques et cognitifs qui poussent les individus vers le complotisme.

Qu’est-ce que le complotisme ?

Le complotisme, c’est supposer qu’un groupe organise secrètement des actions qui sont en sa faveur, mais au préjudice d’autrui. La croyance complotiste est une croyance infondée presque comme une autre. Une croyance infondée repose sur une totale certitude vis-à-vis de quelque chose, alors même que l’on ne dispose ni de données empiriques ni de données théoriques pour la soutenir.

La croyance des croyances est la croyance en Dieu, qui est infondée, car on ne peut pas soutenir l’existence d’un Dieu ni par des arguments théoriques ni par des arguments empiriques. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle est fausse. On peut avoir une croyance infondée juste. Par exemple, si je rêve que je vais gagner au loto et que je suis certain que je vais gagner au loto, c’est une croyance infondée. Mais peut-être que demain, si je joue, je vais gagner. La croyance aura donc été juste.

Pourquoi un individu va-t-il croire à ces croyances infondées, comme les théories complotistes ?

Le complotisme est multifactoriel. Il n’y a pas qu’une seule cause au complotisme. Il y a tout d’abord les causes externes, liées à ce qu’est la société. La plus importante est Internet. Grâce à Internet, l’information circule dans le monde à une vitesse folle. Une fausse information circule d’ailleurs 70 % plus rapidement qu’une vraie information, notamment parce qu’il y a une infinité de manières d’être faux et qu’une seule d’être vraie. Internet pose un problème et a largement accentué ce phénomène complotiste très vieux, qui date de l’époque des primates non humains.

Par exemple, les chimpanzés sont complotistes. C’est-à-dire que dans les sociétés organisées de chimpanzés, vous pouvez avoir des coalitions de jeunes chimpanzés qui vont s’organiser pour faire la peau d’un chimpanzé mâle adulte pour prendre le pouvoir. Mais c’est un complot. Et les chimpanzés mâles adultes sont très vigilants sur les possibles complots. Et on suppose, c’est une théorie évolutionniste, que les hommes ont hérité de cela. Lorsqu’on était constitué en tribus jusqu’au néolithique, les membres de la tribu étaient sensibles aux complots potentiels parce qu’il y avait des rivalités. Cela a toujours existé, cela fait partie de notre génétique, c’est comme ça.

La croyance est une réaction naturelle au stress.

Dans la société, il y a également une défiance par rapport à ce qu’on appelle la communication verticale de l’information, c’est-à-dire l’information qui part des experts, est médiatisée par les journalistes et redescend aux citoyens. À l’inverse, on observe un renforcement de la communication horizontale, celle qui se fait entre pairs, entre d’autres citoyens, d’où la puissance des informations qui circulent à travers les réseaux sociaux.

Il y a donc les causes externes, que l’on distingue des causes internes. Les causes internes sont liées à votre style de traitement cognitif, à votre personnalité. C’est la conjonction des causes externes et des causes internes qui va produire du complotisme.

Quels sont ces mécanismes psychiques qui vont pousser les gens vers le complotisme ?

Il y a tout d’abord les déterminismes psychopathologiques, ou psychoaffectifs, c’est-à-dire qui relèvent vraiment de la personnalité. En premier lieu, le niveau de stress. Tout le monde est caractérisé par un niveau de stress. Il y a des gens très stressés, d’autres moins. Ce qu’on sait de manière évidente, car on l’a montré empiriquement, c’est que plus vous êtes stressé, plus vous produisez des croyances infondées. La croyance est une réaction naturelle au stress.

Le deuxième aspect est ce qu’on appelle le sentiment de contrôle. On est tous caractérisés par un niveau plus ou moins élevé de sentiment de contrôle. Et puis bien sûr, il y a des éléments qui font que le sentiment de contrôle peut varier, même pour un individu. Par exemple, si quelqu’un apprend qu’il est atteint d’un cancer, cela va accroître son sentiment de perte de contrôle. Empiriquement, on a prouvé que quand le sentiment de perte de contrôle augmente, le niveau de complotisme augmente aussi.

Plus on a un mode de traitement intuitif, plus on va produire des croyances infondées, notamment des croyances complotistes.

Le troisième aspect est notre résistance à l’absence de sens. Les humains ont un cerveau qui essaie toujours de trouver du sens, cela fait partie d’une des fonctions majeures du cerveau. On a une plus ou moins grande résistance à l’absence de sens. Pour certaines personnes, quand quelque chose n’a pas de sens, cela génère un état cognitif et psychique très désagréable. Et moins les personnes sont résistantes à cette absence de sens, et plus elles vont créer des croyances. Pourquoi ? Parce que les croyances ont comme fonction principale de redonner du sens à ce qui n’en a pas. Les croyances complotistes, comme les autres croyances, ont cette fonction.

Un élément de la personnalité s’ajoute à cela dans le cadre du complotisme : la dimension paranoïaque. Attention, je ne suis pas en train de dire que les complotistes sont des paranoïaques, mais notre cerveau a tendance à imaginer que l’autre nous ment ou nous piège. Cette dimension paranoïaque est inévitable et naturelle, car elle permet de se prémunir de vrais complots. Dans le cas du complotisme, cela peut prendre une dimension excessive puisqu’on a imaginé un complot qui n’existe pas.

Est-ce qu’il y a des causes internes qui relèvent du cognitif, c’est-à-dire du processus lié à l’acquisition des connaissances ?

Oui. Notre fonctionnement du cerveau va naturellement développer des croyances infondées. Notre cerveau a une puissance cognitive incroyable, mais il a un inconvénient, c’est qu’il est tellement obsédé par la compréhension de ce qu’il y a autour de lui qu’il va avoir tendance à identifier des relations causales qui en fait n’existent pas.

Pour bien comprendre cela, il faut avoir en tête que n’importe quel système cognitif a deux modes de traitement de l’information, qu’on appelle classiquement le mode intuitif (qui produit de la croyance) et le mode analytique (qui résiste à la croyance). Notre mode naturel de fonctionnement est le mode intuitif. On considère que ce mode, d’un point de vue évolutif, est plus ancien, plus archaïque. C’est un mode qui nous est très spontané, on fonctionne beaucoup plus de manières intuitives que de manière analytique.

Il va falloir montrer beaucoup plus d’informations contradictoires aux personnes complotistes.

Je vais donner un exemple : un ensemble composé d’une raquette de tennis et d’un jeu de balles vaut 11 euros. La raquette de tennis vaut 10 euros de plus que le jeu de balles. Combien vaut le jeu de balles ? Si vous répondez 1 euro, c’est faux. Si le jeu de balles vaut 1 euro et que la raquette de tennis vaut 10 euros de plus, cela veut dire que la raquette de tennis vaut 11 euros. Et 11 plus 1 cela va faire 12. La bonne réponse c’est 0,5 pour le jeu de balle et 10,5 pour la raquette.

Si votre réponse était 1, vous avez fait fonctionner votre système intuitif. Vous avez traité des informations de manière limitée, vous n’avez pas pris le temps d’analyser complètement la situation et sur la base de cette information limitée, vous avez fait une déduction qui vous a semblé bonne, mais qui est en réalité fausse. On peut tester comme cela des individus pour savoir s’ils ont plutôt un mode de traitement intuitif ou un mode de traitement analytique. Plus on a un mode de traitement intuitif, plus on va produire des croyances infondées, notamment des croyances complotistes.

Et comment fonctionne ce système intuitif ?

Il fonctionne au travers de ce qu’on appelle des biais, des espèces de raccourcis de pensée qui nous permettent d’obtenir des réponses rapides, mais qui ne sont pas toujours les meilleures ou les plus rationnelles, mais ce sont des réponses qui en général sont satisfaisante. Des biais, il y en a quantité.

Celui qui est très connu est le biais de confirmation. C’est le fait d’aller en permanence rechercher des informations qui confortent vos opinions. Ce biais de confirmation a été absolument amplifié par Internet. Puisque vous pouvez à tout moment sur Internet trouver n’importe quelle idée qui sera soutenue par quelqu’un. N’importe laquelle de vos idées, de vos hypothèses, de vos croyances… de toute façon vous trouverez un soutien sur Internet. Ça, c’est extrêmement dangereux, parce que ça ne fait que renforcer le biais de confirmation.

Notre cerveau essaie de trouver des relations causales en permanence, car c’est en identifiant des relations causales que l’on comprend le monde.

Un autre biais qui est très important, c’est « jumping to conclusion », sauter sur la conclusion. C’est la vitesse à laquelle vous allez conclure. Si vous sautez trop vite sur la conclusion, et si la conclusion vous convient, vous n’allez pas en décrocher. Vous allez être incapable de voir ce qui ne va pas dans votre conclusion. Et ce qu’on observe c’est que les personnes qui sont plus sensibles à ce biais vont adhérer plus facilement à des croyances complotistes que d’autres.

Le pire est qu’en général, ce biais est associé à un autre : celui contre l’acceptation de l’information contradictoire. Imaginons que vous concluez quelque chose trop hâtivement et dès que vous l’avez conclu, je vous bombarde d’informations qui vont venir s’opposer à votre conclusion. Je vais ensuite regarder à quel moment vous allez abandonner votre conclusion en reconnaissant votre erreur. En moyenne, il va falloir montrer beaucoup plus d’informations contradictoires aux personnes complotistes qu’aux personnes qui ne le sont pas, avant qu’elles n’acceptent de revenir sur leurs conclusions.

Un autre biais me semble important : l’établissement de relation causale infondée, c’est-à-dire le fait de substituer à ce qui est de l’ordre de l’aléatoire, quelque chose qui est de l’ordre du déterminisme ou de l’intention. Un exemple : 666 est le symbole du diable. L’acronyme du mouvement lancé par Greta Thunberg, Fridays For Future, est FFF. On a la lettre F, la 6e lettre de l’alphabet, trois fois dans l’acronyme. Beaucoup de complotistes disent que ce n’est pas possible qu’elle ait choisi cela par pur hasard. Là où en fait on a une relation purement contingente, qui est le produit du plus grand des hasards, les complotistes ne vont pas pouvoir s’empêcher d’identifier une relation causale soutenue par une intention. Parce que notre cerveau essaie de trouver des relations causales en permanence, car c’est en identifiant des relations causales que l’on comprend le monde.

Tout le monde a-t-il la même capacité à utiliser son mode intuitif et analytique de traitement de l’information ?

Vous avez des individus qui vont préférentiellement faire fonctionner leur système intuitif et d’autres faire fonctionner leur système analytique. Un même individu peut être amené à renforcer son système intuitif ou analytique selon le contexte, selon l’environnement, la situation. Ce n’est pas fixe. Il y a une base qui est fixe, qui dépend de votre niveau d’éducation. C’est très clair que plus vous avez un niveau d’éducation élevé, plus vous avez développé votre système analytique, car permettre aux individus de mettre en retrait leur système intuitif pour faire davantage fonctionner leur système analytique est tout simplement la fonction de l’école.

Sevan Hosebian-Vartanian
Originaire de la Drôme, Sevan Hosebian-Vartanian a rejoint le Sud-Ouest pour intégrer l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (Ijba) en 2019. En alternance à Far Ouest pour l'année, ses sujets de prédilection sont les problématiques sociétales et les questions religieuses.
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