« Quand un journaliste dit qu’il est objectif, c’est qu’il est de droite. » Noël Mamère a été maire écologiste de Bègles de 1989 à 2017. En se grillant dans le monde du journalisme, il est passé du côté de la politique. Sa jeunesse de militant, sa carrière à France Télévisions, la violence physique et morale de sa campagne électorale… Noël Mamère raconte une autre époque de la politique, ses regrets et ses contradictions.
En 1989, pourquoi avoir voulu devenir maire ?
Mon entrée en politique a finalement été la continuité de mes engagements.
Dans les années 1970 — alors que vous n’étiez pas né — j’ai suivi des études de droits et de sciences politiques à Bordeaux. J’y ai rencontré Simon Charbonneau : le fils de Bernard Charbonneau, un grand philosophe écologiste encore trop méconnu. J’ai aussi été l’élève de Jacques Ellul avec qui j’ai milité.
Je suis écologiste depuis ces années-là. J’ai beaucoup milité : dans le Pays basque pour empêcher le bétonnage de la côte, contre la construction d’une station de ski à Soussouéu dans le Béarn, contre la centrale nucléaire de Braud-et-Saint-Louis… J’étais aussi journaliste en parallèle de mes études. J’ai commencé en 1969 à l’ORTF pour la chaîne Bordeaux-Aquitaine, et j’ai présenté mon premier JT en 1970.
J’étais un citoyen engagé, mais en tant que journaliste je faisais mon boulot sans mettre en avant mes préférences partisanes et politiques. En général, quand un journaliste dit qu’il est objectif, c’est qu’il est de droite. Chacun regarde le monde à travers son éducation, son niveau culturel, son milieu social… Vous ne pouvez pas être objectif, même si vous essayez d’objectiver le plus possible.
J’avais en moi l’envie de mettre les mains dans le cambouis, sans me les salir pour autant.
Je ne suis sorti de ce rôle qu’une seule fois, pour un documentaire de 26 minutes diffusé sur France 3 en 1973. La mission interministérielle de la côte Aquitaine, présidée par Biasini, voulait transformer la côte en une sorte de Côte d’Azur. J’y interrogeais les deux présidents du comité de défense de la côte Aquitaine : Bernard Charbonneau et Jacques Ellul.
Après sa diffusion, on m’a demandé de ne plus tourner de documentaires. À l’époque, ces deux personnes ne plaisaient pas. Il ne fallait pas les entendre.
J’ai ensuite eu la chance de réaliser des émissions qui correspondaient à mon engagement de jeunesse. Avec Louis Bériot, j’ai créé « C’est la vie », la première quotidienne généraliste traitant des questions d’environnement. J’ai aussi pris en charge l’émission « Résistances », une mensuelle sur les droits de l’homme. Évidemment, je n’allais pas voir les bourreaux : je rencontrais les victimes.
Le désir de devenir maire est survenu avec une conjonction de circonstances. Je suis originaire de Libourne. Ma famille, plutôt de droite, était honorablement connue dans la ville. En 1883, Gilbert Mitterrand m’avait déjà demandé de rejoindre sa liste pour les municipales.
À cette époque, je quittais « C’est la vie » pour présenter le 13 heures, donc je n’étais pas intéressé. Mais en 1988, Gilbert Mitterrand était candidat aux élections législatives pour Libourne et il m’a demandé d’être son suppléant. J’avais 42 ans et le sentiment d’avoir fait le tour de mon métier. Je voulais passer « du dire au faire » et m’engager dans la vie publique et dans la politique.
Vos engagements en tant que journaliste n’étaient plus suffisants ?
Ce n’est pas que je les trouve insuffisants, mais j’avais en moi l’envie de mettre les mains dans le cambouis, sans me salir les mains pour autant.
En 1988, Gilbert est tombé au bon moment. La campagne a été très sympa et j’ai pris le virus. J’aimais battre les planches, être au contact des gens, défendre un projet… Pendant la campagne, un proche béglais de Gilbert et François Mitterrand est venu me voir pour me parler des municipales à venir : « Écoute, Noël : les socialistes sont dépendants des communistes à Bègles depuis 30 ans. Les socialistes considèrent qu’ils ont la majorité, mais ils n’ont pas le mec pour les conduire. Est-ce que ça t’intéresserait ? »
28 ans c’est long. Je ne sais pas si j’aurais dû partir plus tôt. Peut-être. Sans doute.
Je voyais bien qu’à Libourne, avec Gilbert, il n’y aurait pas la place pour deux. Je savais aussi que j’étais grillé dans mon métier de journaliste. Dans ma grande inconscience, j’y suis allé, sans imaginer ce que serait le combat politique pour gagner la ville de Bègles. Pour moi, ma victoire était déjà écrite…
Vous aviez sous-estimé la dureté du combat ?
Bien sûr. Je n’étais pas un parachuté, je venais d’à côté : Libourne est à 25 km de Bègles. Pour les communistes qui étaient mes adversaires politiques, pour être Béglais il fallait au moins trois générations derrière soi. C’était assez fou.
Le soir de l’élection, ils chantaient l’Internationale et jetaient des cailloux jusqu’à mes pieds. Des militants CGT sont venus envahir la mairie et la dégrader. Quand je sortais de mon bureau de maire pour rejoindre la voiture, des gars m’insultaient et se rapprochaient de moi. Ils me serraient jusqu’à ce qu’un élu communiste leur dise « non, on ne touche pas au maire ». Pour m’impressionner, ils rayaient ma voiture aussi.
Élu n’est pas un métier. Il s’agit d’une fonction que l’on doit aux électeurs et ils peuvent nous révoquer au moment des élections.
Les premiers mois, les conseils municipaux se tenaient avec des cars de flics autour de la mairie ! Des familles se sont déchirées, l’élection a vraiment été difficile. L’ancienne maire de Bègles, Mme Simone Rossignol, m’a traîné en justice : après ma victoire, j’ai dit que j’avais volé le trésor de guerre des communistes. Mon avocat ? Pierre Hurmic. À la fin du procès il a adhéré à Génération écologie que je venais juste de créer avec Brice Lalonde, Haroun Tazieff et Jean-Louis Borloo. Peut-être qu’aujourd’hui il sera maire de Bordeaux…
Même si les deux premières années ont été très dures, avec des pressions constantes du Parti communiste et de la CGT, je ne regrette pas ces 28 années — sans doute trop longues — qui m’ont lié à Bègles.
Pourquoi dites-vous « trop longues » ?
Parce que 28 ans c’est long. Je ne sais pas si j’aurais dû partir plus tôt. Peut-être. Sans doute. Je pense, ou en tout cas je l’espère, que je n’ai pas eu le temps de me scléroser pendant ces 28 ans.
J’ai été député pendant 20 ans : j’aurais pu être réélu, mais quatre mandats suffisaient. Quand on répète qu’il faut du renouvellement politique pour la vitalité démocratique, on ne peut pas s’accrocher indéfiniment. Pour quoi ? Pour finir de manière pathétique comme Jean-Claude Gaudin ou Chaban-Delmas ? Ou comme le maire de Créteil qui en est à son huitième mandat ou encore le maire de Saint-Seurin-sur-l’Isle qui a 97 ans ?
La politique est une drogue dure, il faut savoir s’arracher la perf’ avant qu’il ne soit trop tard. Cette drogue-là, j’ai appris à m’en passer. Je m’y suis préparé et j’ai retrouvé mon métier de journaliste. Élu n’est pas un métier. Il s’agit d’une fonction que l’on doit aux électeurs et ils peuvent nous révoquer au moment des élections.
On a pourtant beaucoup parlé du « blues des maires »…
Le blues des maires a généralement lieu l’année qui précède l’élection, puis dans les 6 derniers mois les maires ont plutôt tendance à vouloir rester. Bien sûr certains ne se représentent pas, parce que la fonction est devenue très exigeante. Les électeurs sont de plus en plus des consommateurs. Ils ont perdu le sens du bien public. Ils veulent des choses pour eux et se foutent du reste.
Les maires sont face à des injonctions contradictoires, on leur demande tout et son contraire. Il est très difficile d’expliquer au citoyen qu’il y a des choses auxquelles il faut savoir renoncer pour l’intérêt général.
Si vous voulez que vos enfants habitent ici, il faut accepter qu’on construise au fond de votre jardin.
Certains m’ont reproché d’avoir trop densifié l’habitat, mais Bordeaux a été la métropole la plus touchée par l’étalement urbain ces vingt-cinq dernières années. Bègles était une ville de maraîchers, avec beaucoup de terrains en lanières pour cultiver le radis. Les Béglais pensaient être à la campagne, mais Bègles n’est séparée de Bordeaux que par un boulevard : c’est une ville de première ceinture.
Les vieux habitants venaient me voir : « Mon fils voudrait bien acheter, mais Bègles est trop chère. » Alors je leur répondais : « Si vous voulez que vos enfants habitent ici, il faut accepter qu’on construise au fond de votre jardin. »
Du côté de La Brède, en 25 ans les terres agricoles sont devenues des lotissements. Qu’est-ce qu’il y a pour eux ? Rien. Pas d’école, pas de transports, pas de services… Ils sont dépendants de la bagnole. Il ne faut pas s’étonner que la ville soit devenue un des points de ralliement des Gilets jaunes : ils venaient de Langon, de Sainte-Foy-La-Grande, de Castillon-la-Bataille… De tous ces villes et villages qui ont d’abord été désertifiés, où le chômage a fait des bonds. Ils se sont fait aspirer par la métropolisation.
Vous êtes engagés dans l’écologie depuis toujours. Est-ce que lutter contre le réchauffement climatique dans une mairie n’est pas un peu dérisoire ?
Pas du tout, on voit bien que toutes les actions les plus concrètes qui sont menées contre le dérèglement climatique le sont au niveau local. Le plus souvent au niveau de plusieurs communes qu’à celui d’une seule mairie.
Cela ne veut pas dire que la somme de ces actions locales arrivera à devenir un frein aux effets du dérèglement climatique. Mais les sociétés bougent toujours par le bas et on ne peut les arrêter. Mais cela ne suffit pas par rapport à l’ampleur de la crise, et il faut des décisions a minima européennes, au mieux mondiales.
J’essaie d’assumer mes contradictions.
Dans les campagnes municipales, il y a aussi de l’écolo blanchiment, ou greenwashing. Ce qui prouve bien que l’écologie est devenue transversale, une expression qui attrape tout. Y compris ceux qui ont combattu les écologistes et mené des politiques contraires. Aujourd’hui les voilà devenus des chantres de l’écologie en train de ripoliner en vert leurs programmes politiques.
Il y a une incompatibilité entre la défense d’un système économique de productivité, jouant sur les profits et la surconsommation, et l’écologie. Voilà où l’on voit la sincérité et l’authenticité de l’engagement écologique.
En tant que maire, vous avez eu des contradictions ?
Bien sûr. La construction d’un centre commercial sur les rives de la Garonne, qui s’appelle Rives d’Arcins : ce n’était pas une décision écolo. Mais c’était le moyen de réconcilier la ville avec le fleuve. Le projet réhabilitait les berges et donnait un bouclage social entre une association d’entretien des berges de Garonne et une association qui s’appelait Profil Environnement. Elle forme des personnes loin de l’emploi aux métiers de l’environnement et est aujourd’hui baptisée Arcins Environnement.
J’essaie d’assumer mes contradictions. Cela a créé des emplois, mais ce n’est pas ce qu’on fait de mieux pour un maire écolo. À l’époque je n’avais pas le choix : Bègles avait perdu 6000 habitants en 20 ans, la ville était saignée par le chômage. Cette opportunité était celle qui me permettait d’accomplir le projet que j’avais pour ma ville.
Qu’est-ce qui vous manque le plus de vos années en tant que maire ?
Rien. La politique ne me manque pas parce que j’ai été satisfait : elle m’a beaucoup apporté. J’ai eu beaucoup de chance, j’ai été heureux de ma vie de journaliste et également de ma vie politique. J’ai été heureux à la mairie, je m’y suis fait des amis que je continue de voir ; j’ai une relation très étroite avec ma ville et les habitants que je connais. Du point de vue humain, ces mandats ont été d’une très grande richesse.