14 minutes de lecture
Vendredi 1 décembre 2017
par Sébastien Gendron, Clémence POSTIS, et Camille Mazaleyrat
Sébastien Gendron
Né en 1970, Sébastien Gendron est auteur de romans noirs et réalisateur. Il publie La Jeune Fille et le Cachalot, son premier roman, en 2003. Suivront un recueil de nouvelles et dix autres romans dont le numéro 266 de la collection du Poulpe : Mort à Denise. En parallèle, il collabore à des revues comme chroniqueur, publie des romans pour la jeunesse et écrit des feuilletons littéraires.
Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.
Camille Mazaleyrat
Après des études d'art à l'Ecole Européenne de l'Image de Poitiers et un passage à l'université Laval (Québec) en science de l'animation, je travaille aujourd'hui comme animateur 2D et monteur vidéo.

La digue de la centrale du Blayais a cédé. L’évacuation de la population est sur le point de commencer. Emmanuelle et Alexandre, qui s’occupent de la logistique, ignorent que leur fils Léon est toujours à Copians. Réussiront-ils à quitter la ville avant la catastrophe ?

Léon

Il l’a trouvée. Il l’a distinguée grâce à sa chemise. Une tache claire qui flottait au gré des remous de la Garonne, là-bas, au milieu du jardin. Léon a couru comme il a pu, les jambes empesées, l’eau freinant ses mouvements, les bras s’agitant autour de son buste pour se donner plus de force. Il l’a attrapée par la taille et l’a retournée.

Doreen a la bouche ouverte, les yeux clos. Il la soulève, la colle contre lui, regarde de tous côtés, mais ne voit que du noir. Entend le bois qui craque dans les hauteurs. Sortir d’ici, se mettre à l’abri dans la maison. Mais même la maison, d’ici, paraît inatteignable. Il reste planté, Doreen dans les bras. Morte sans le moindre doute. Il ne sait plus quoi faire. Cette impuissance le submerge.

Et puis il se ressaisit. Parce que l’image de son Irlandaise refusant de l’embrasser tout à l’heure lui revient en mémoire. Léon se remet en marche malgré la douleur qui tétanise ses muscles. À moins d’une dizaine de mètres de là, le cylindre en béton du puits dépasse des flots comme un minuscule îlet. Léon y est rapidement. Dépose le corps inanimé de Doreen sur le couvercle de métal galvanisé et se jette contre sa poitrine. Colle son oreille contre la peau froide, cherche un battement, confond sa droite et sa gauche, n’entend rien dans le bruit général. Se redresse et cherche à se souvenir de tous ces films qu’il a vus. Enfin, il joint ses mains à plat au-dessus du plexus de la jeune fille et appuie plusieurs fois. Se penche sur sa bouche, lui pince le nez, pose ses lèvres sur les siennes et souffle de toutes ses forces. Se redresse. Pompe sur la poitrine. Envoie de l’air. Cherche le cœur de l’oreille, ne le trouve toujours pas. Recommence. Ses pressions sur le sternum se font de plus ne plus violentes au fur et à mesure qu’il perd espoir.

Léon retrouve Doreen
Illustration : Camille Mazaleyrat

Mais il s’acharne jusqu’à ce que soudain, il sente le gout de l’eau boueuse sur ses papilles. Il hésite, puis enfonce sa langue dans la cavité buccale de la jeune fille. Il y a de l’eau. Juste avant les amygdales. Aussitôt, il retourne Doreen sur le côté, lui maintient la tête pour que cette eau sorte, puis la remet sur le dos et reprend son massage cardiaque, aussi brouillon soit-il. Bouche-à-bouche. Pression. Bouche-à-bouche. Press… Et brusquement, l’Irlandaise est saisie d’un haut-le-corps. Léon la retourne à nouveau en position latérale de sécurité, sans même savoir qu’il s’agit de ça. Elle tousse, se tord, se cambre en reprenant de l’air. Il faut qu’il la transporte à l’intérieur de la maison, maintenant.

Il hésite, regarde le ciel qui semble rosir derrière les arbres effeuillés du jardin. Quelle heure peut-il être ? Le vent a molli, mais ça secoue encore dans les hauteurs. Léon installe le corps de Doreen en chien de fusil puis file vers la terrasse. Les baies vitrées sont closes. Il cherche autour de lui et aperçoit le socle métallique d’un parasol. Les baies vitrées explosent sous l’impact. Il revient dans l’eau du jardin, charge la jeune fille dans ses bras et repart vers la terrasse. L’intérieur de la maison est tiède. Il dépose Doreen sur le canapé et, sans se poser plus de questions que ça, il la déshabille, jette les vêtements mouillés à l’autre bout de la pièce et la recouvre d’un plaid écossais.

Puis il cherche le téléphone de la maison, ne trouve d’abord que le socle vide, enfin l’appareil sur une étagère de la bibliothèque. Il compose rapidement le numéro du portable de sa mère. Dans l’écouteur, il ne perçoit aucune tonalité, à peine un grésillement. Il recommence, recommence encore, mais rien n’y fait. La ligne est coupée. Les Walsh sont certainement bloqués à Bordeaux à l’heure qu’il est, cherchent sans doute un moyen de joindre Doreen. Et Doreen est en sale état, à cause de lui. Il a menti à ses parents. Personne ne songera à venir les chercher ici.

À bout de forces, il se déshabille à son tour, enfile un peignoir trop grand trouvé dans la salle de bain et vient se blottir contre le corps tiède de son Irlandaise. Il s’endort rapidement en la serrant contre lui. Son sommeil est hanté par les événements. Plusieurs fois, il se réveille au bord du précipice, alors qu’il va chuter. Il bondit, ouvre les yeux, écoute la respiration régulière de Doreen et se recale dans son dos pour plonger de nouveau. Au-dehors la tempête se calme un peu. Derrière les épais nuages qui filent à faible altitude, le soleil poursuit sa course d’un horizon à l’autre. Léon s’en aperçoit à peine.

Jusqu’à ce bruit sourd qui résonne deux fois dans sa poitrine, fait vibrer les baies vitrées du salon et le tire brutalement de sa nuit. Il a déjà vu ce phénomène dans les films catastrophes qu’il regarde de temps à autre. On appelle ça un blast.

Doreen aussi s’est réveillée. Demande ce qu’il se passe, où elle se trouve, qu’est-ce qu’ils font là. Tout ça en anglais, avec cet accent impossible qu’on les Irlandais, si bien que Léon ne comprend rien. Mais il la presse aussitôt :

— La centrale ! Elle a pété ! Faut qu’on se casse d’ici ! Habille-toi.

Dans le jardin de devant, ils découvrent les dégâts. La voiture de Mme Walsh, une Audi pourtant, a roulé sur elle-même et s’est plantée, toit en avant, dans le mimosa qui ploie maintenant au-dessus de la pelouse détrempée. Léon lève les yeux vers le ciel et voit, au milieu des cumulus noirs, une colonne de fumée blanche qui s’élève vers les nuées. Et juste en dessous, sur la route, cet autobus qui descend vers eux. Il prend la main de la jeune fille et la force à le suivre. Ils sortent en courant de la propriété et se plantent sur le bas-côté en agitant les bras. L’autocar leur fait un appel de phare et ralenti. Le chauffeur ouvre la porte. Il est livide.

— Restez pas là ! Montez ! La centrale vient d’exploser !

Sans réfléchir, Léon pousse Doreen devant lui et la force à grimper dans le véhicule. La porte se referme derrière eux, le chauffeur écrase la pédale de l’accélérateur. Les deux adolescents s’affalent dans l’allée. Lorsqu’ils se redressent, ils voient : des dizaines de visages effrayés les observent.

Alexandre

L’antenne relais juchée sur la tour des pompiers de Copians s’est décrochée dès les premiers assauts de la tempête. Le réseau téléphonique filaire a lâché juste après. Toutes les communications passent désormais par la borne de Saint-Maxens, à quatre kilomètres de là — autant dire qu’on est à saturation. Même internet a de sérieux ratés. Les SMS arrivent encore à se frayer un passage au milieu du grand bruissement numérique, mais pour quelques mots envoyés, il faut attendre une bonne minute.

Dès son arrivée à la mairie, sur le coup des 5 heures ce matin, Alexandre ouvre le coffre sécurisé de son bureau pour prendre le téléphone satellite. À l’allumage, l’appareil affiche déjà un message. Une voix qui semble perdue dans le lointain, avec d’autres voix derrière et des sonneries, un bruit de fond qui répond en tous points à celui qui commence à prendre forme dans la salle du conseil municipal de Copians : une cellule de crise.

— Oui, bonjour. Stéphane Demongeot de la préfecture de la Gironde. On tente de vous joindre depuis une heure, mais les communications semblent impossibles. J’espère que vous recevrez ce message à temps. Votre secteur vient de passer en phase réflexe du PPI suite à l’effondrement d’une des digues de la centrale de Braud-et-Saint-Louis. Nous sommes en attente d’information des techniciens du site. Merci de me rappeler de toute urgence à la réception de ce message. Et…

PPI : Plan Particulier d’Intervention. L’acronyme le plus effrayant qui soit. Le type marque une pause, comme s’il cherchait ses mots. En phase réflexe, les 2 km autour de la centrale sont évacués. Alexandre espère qu’il ne s’agit que d’une mesure de sécurité, que le PPI ne sera pas déclenché officiellement… On entend le souffle de Stéphane Demongeot dans le micro avant qu’il ne reprenne :

— Enfin… Ici, on pense à vous et on vous souhaite bonne chance. Rappelez-moi vite.

Le message s’interrompt. L’appel a été passé à 3 h 56. Autour d’Alexandre, une quinzaine de personnes considère le téléphone posé sur la table avec stupeur. Des employés de la commune, des membres du conseil et Claudia Abelanski, la mairesse de Copians. La plupart d’entre eux ont été alertés à leur domicile, il y a une heure, par les agents de la police municipale.

Lorsque Alexandre a ouvert sa porte et découvert Jean-Marie Dojeau sur le seuil, il a imaginé le pire. D’autant que derrière le chef de service d’Emmanuel dégoutant de flotte sous sa parka, le paysage était encore battu par un vent dantesque :

— Habillez-vous, je vous conduis à la mairie.

Alexandre a aussitôt demandé :

— Emmanuelle Bayard, mon épouse, elle est où ?

— Elle patrouille avec la gendarmerie, vous inquiétez pas. J’étais le plus proche pour venir vous chercher. Dépêchez-vous !

Alexandre saisit le téléphone satellite et active le rappel automatique. La connexion paraît mettre des heures à s’activer, mais à l’autre bout de la ligne, ça décroche dès la première sonnerie. La même voix, la même ambiance sonore derrière :

— Stéphane Demongeot, préfecture de la Gironde, je vous écoute.

— Alexandre Bayard, directeur des services techniques de…

Demongeot ne le laisse pas finir. Il s’écrie, sans doute à l’adresse de son entourage :

— J’ai Copians en ligne !

On entend des chaises bouger, des gens se déplacer, puis un larsen qui indique que le poste vient d’être mis sur haut-parleur. Enfin la voix du fonctionnaire revient :

— Où vous en êtes ?

Deux heures s’écoulent durant lesquelles on voit entrer et sortir des employés de la commune, des pompiers, des gendarmes, des flics municipaux, trempés comme des soupes. Ils viennent là, avaler un café à toute vitesse, commentent les événements du dehors avant de repartir sous les abats d’eau et le vent. Lignes électriques arrachées, arbres sur la chaussée, voitures dans les fossés, la population qu’on a du mal à se confiner dans les habitations. On ne déplore pour le moment que des dégâts matériels. Aucun blessé à l’exception d’un agriculteur qui s’est fait encorner par l’une de ses vaches en voulant mettre le troupeau à l’abri, au plus fort de la tempête.

Les pompiers se préparent pendant qu'Alexandre téléphone à la Préfecture
Illustration : Camille Mazaleyrat

Mais les gens sont effrayés, certains veulent partir d’ici coûte que coûte. Or, les ordres de la Préfecture transmis par Demongeot tout à l’heure sont stricts : circulation interdite, la population doit à tout prix rester confinée chez elle. Alexandre a tenté à plusieurs reprises de joindre Emmanuelle sur son portable : bruit blanc sur la ligne. Il a tenté un appel radio : ça crachotait et quand il a fini par tomber sur quelqu’un, on lui a intimé de ne pas occuper inutilement la fréquence. Le téléphone des parents de Doreen n’est pas davantage atteignable, mais au moins, se dit-il, Léon est à l’abri, là-bas, à Bordeaux. Ils auront sans doute trouvé un hôtel.

Et puis la Préfecture rappelle. À 7 h 38, alors que le jour est en train de poindre et que la météo s’est à peine calmée. En entendant la sonnerie, l’ambiance sonore de la salle du conseil se calme d’un coup. Mme Abelanski est la première à se précipiter vers la table qu’occupe Alexandre. Tout le monde le regarde avec angoisse lorsqu’il pose son doigt sur l’écran tactile pour accepter l’appel :

— Mairie de Copians, j’écoute.

— Demongeot. On vient d’avoir Braud. Ils ont pris une seconde vague. La digue secondaire a cédé. Les réacteurs sont à l’arrêt. Vous passez en PPI.

C’est comme si un millier de voix s’élevaient vers le ciel. Chacun y va de son commentaire apeuré si bien qu’on n’entend plus l’interlocuteur de la préfecture. Alexandre est obligé de hurler :

— Fermez-là !

— Vous êtes toujours là, Bayard ?

Le silence revient dans la salle :

— Oui, on vous écoute.

— OK. On va revoir ensemble les mesures d’évacuation de votre zone. Je vous demande toute votre attention. Est-ce qu’il y a autour de vous un élu de la commune ?

Les regards se tournent vers Claudia Abelanski. Elle a du mal à ouvrir la bouche, encore plus à répondre pour déclamer son identité :

— Mme Abelanski… je suis le maire de Copians, je… Je vous écoute.

— Bonjour, Mme Abelanski. Est-ce qu’il y a des postes radio dans votre mairie ?

La question la surprend.

— Vous voulez dire… des transistors ? Oui, enfin… je crois.

— Exactement, des transistors. Branchez-vous sur France Bleu Gironde. On a réquisitionné leur antenne pour émettre le maximum d’informations en temps réel sur la situation.

Alexandre lève une main à l’adresse de son équipe. Trois hommes sortent immédiatement de la salle pour partir à la recherche d’un poste radio dans les bureaux de la mairie. À l’autre bout de la ligne, Demongeot poursuit :

— Vous allez recevoir sous peu le SMS automatique d’alerte qui donne les indications du plan d’évacuation. Pour éviter les mouvements de panique, je vous demande de mettre toutes vos équipes d’encadrement sur le pied de guerre. Quand la population va recevoir ça, ça va être difficile de les contenir. Le préfet a donné ordre à la gendarmerie de sécuriser la route d’évacuation, mais d’ici à ce qu’ils arrivent, il faut empêcher les gens de fuir par d’autres chemins, sinon ils vont saturer le réseau routier…

Un cri retentit alors au fond de la salle du conseil :

— La centrale va exploser, c’est ça !!!

Tous les regards se tournent en même temps vers un homme, debout, gelé devant la machine à café, son verre vient de lui échapper des mains et d’exploser entre ses bottes maculées de boue. Le breuvage marron se mélange aux rigoles d’eau qui dégoutent de son costume. C’est un jeune pompier volontaire. Il est blême. Dans le haut-parleur du téléphone satellite, Demongeot s’écrie :

— Qui a posé cette question ?

Et comme personne ne lui répond, il s’écrie :

— N’allez pas effrayer la population avec cette hypothèse ! Pour l’instant, on vous évacue, c’est tout !

Olivier Sagnat, 25 ans, employé d’une entreprise de plomberie à Saint-Maxens et pompier volontaire réquisitionné cette nuit, marié depuis six mois et père d’une fillette de deux ans se fiche comme d’une guigne de l’hypothèse. Il quitte les lieux au pas de course et personne ne songe à le retenir.

Emmanuelle

Un porte-voix ! Voilà avec quoi Emmanuelle est en train de répéter inlassablement les informations d’évacuation à travers les rues de Copians. Au XXIe siècle, dans ce monde hyperconnecté, une commune située en zone Seveso n’a même pas une flotte de véhicules équipés de haut-parleurs. C’est donc dans un mégaphone à piles, glissé par l’ouverture de la vitre, qu’elle hurle les recommandations d’usage, alors que la pluie entre dans le véhicule et détrempe l’intérieur.

— Préparez des affaires de première nécessité ! Dans quelques minutes, des bus seront mis à votre disposition au point de rencontre et vous conduiront dans des lieux protégés…

Et ce qu’elle redoutait se produit : l’eau s’est infiltrée dans le pavillon, puis dans le micro avant de glisser vers le système électrique et le mégaphone s’arrête, la renvoyant piteusement à la faiblesse de sa voix non amplifiée au milieu de la cohue.

— Eh ! Merde ! Il est mort !

— Laisse tomber. Ferme la fenêtre. C’est une vraie piscine ici.

Au volant, Guillaume Plaisa a les yeux rivés sur la foule qui se déverse devant son véhicule, donnant des coups de frein toutes les deux secondes pour éviter qui une famille, qui une vieille femme, qui un type s’échappant du trottoir pour passer devant les autres. Tout Copians est en train de converger vers les ensembles sportifs de la communauté de commune, au sud de la bourgade. De là, les habitants doivent prendre des bus qui les emmèneront plus au nord selon la répartition décidée par le protocole du PPI. Tout ça en espérant qu’il ne se passera rien du côté de la centrale. Du moins pas avant que ces gens aient atteint Saintes, Rochefort ou La Rochelle, et les infrastructures d’accueil qui les y attendent.

Emmanuelle évite de penser à ça. Évite de penser à Alexandre de qui elle n’a eu jusque-là que des nouvelles parcellaires — « Je l’ai conduit à la mairie vers 4 heures », lui a dit Dojeau en fin de nuit. Évite de penser à Léon qu’elle n’est pas parvenue à joindre non plus pour s’assurer qu’il allait bien et que les Walsh étaient restés bloqués à Bordeaux. Évite enfin de penser à cette putain de centrale qui est à l’origine de tout ce bordel et qui risque d’exploser d’un moment à l’autre. Elle a beau se dire qu’un Tchernobyl à la française paraît impossible à notre époque, elle ne peut s’empêcher de songer à la centrale de Fukushima. Depuis qu’on leur a dit que les réacteurs de Braud étaient sécurisés suite au passage d’une vague destructrice sur la Garonne, elle revoit les images de l’explosion de ce bâtiment cubique, filmée de loin par une caméra de surveillance, avec les trois déflagrations qui arrivent quelques secondes après l’éclair.

Qu’en sera-t-il ici ? Jusqu’au 11 mars 2011, le Japon paraissait capable de gérer consciencieusement ses équipements de production nucléaire. Tepco, la société exploitant le site de Fukushima, semblait très sereine quant aux éventuelles conséquences d’un séisme et c’est à peine s’ils ne souriaient pas quand on leur parlait de tsunami. Bilan : 2 000 morts. Sans compter la zone contaminée qui s’étend de la terre à la mer avec des rejets toxiques dans l’océan.

Les heures passent, la ruée se poursuit et cette population dont la masse va en s’amenuisant au fur et à mesure que les bus et les voitures partent vers le nord avec leurs chargements, n’en reste pas moins en proie à la panique. En temps normal, pense Emmanuelle, les vitres arrières des autocars sont le territoire des enfants qui s’amusent. Là, il n’y a que des visages ravagés par l’angoisse qui regardent leur vie s’éloigner.

Parmi les incidents qui émaillent la journée, il y a ces gens qui, à rythme régulier, viennent réclamer des pilules d’iode au prétexte qu’ils ne sont jamais venus les chercher ou qu’ils les ont perdues. Ainsi, en fin d’après-midi, alors que Copians est pratiquement vidée, Emmanuel et Guillaume voient arriver une mère de famille avec ses trois enfants, trainant derrière eux armes et bagages qu’on les aide à placer dans les coffres du bus. Alors qu’ils s’apprêtent tous quatre à monter dans le véhicule, le chauffeur s’écrie :

— Bon sang, mais qu’est-ce que vous avez sur la peau ? Eh ! Venez voir !

Interpellés, les deux policiers municipaux s’approchent. Comme leur mère, les enfants ont les bras, les mains et tout le haut du cou badigeonnés d’une couleur marron. Aussitôt, la femme se défend :

— Je n’ai pas de comprimés d’iode !! Comment je devais faire pour protéger toute ma famille si jamais cette saloperie pète, vous voulez me dire ?

Emmanuelle ouvre de grands yeux quand elle réalise que ces gens se sont repeint le corps à la teinture d’iode.
— Mais où c’est que vous avez trouvé une telle quantité de… ?

— J’suis femme de ménage à la pharmacie. J’avais les clés. J’suis allé me servir. Ça va ? On peut monter ?

Les deux agents échangent un regard et se mordent l’intérieur des joues pour ne pas sourire. Une voiture des services municipaux arrive au même instant sur le parking du stade et se gare derrière le bus. La portière s’ouvre. Emmanuelle ne reconnaît pas immédiatement Alexandre tant son visage est creusé par l’angoisse. Pourtant, elle lui sourit, heureuse de le voir enfin. Il est à quelques mètres d’elle lorsqu’il ouvre la bouche pour dire quelque chose. Mais aussitôt, il rentre la tête dans les épaules comme si quelque chose d’incroyablement lourd lui était tombé sur la tête. Les deux explosions consécutives viennent de leur arriver sous la forme d’une onde de choc terrible qui les force tous à ployer les genoux.

Les passagers du bus, les agents municipaux, tous ceux qui sont encore présents dans le village de Copians lèvent les yeux vers le nord. Dans le ciel, au milieu des cumulus noirs, une épaisse fumée blanche s’élève. Il est 16 h 22. Les réacteurs 1 et 2 de la centrale nucléaire du Blayais viennent d’exploser, libérant dans l’atmosphère un panache radioactif dont la taille ne cesse de croitre.

Le nuage radioactif passe au-dessus de Copians

Sortant de sa stupeur, Alexandre prend Emmanuelle par les épaules et la force à se tourner vers lui. Elle le regarde, les yeux grands ouverts. Il lui dit :

— J’ai réussi à joindre les Walsh à Bordeaux. Les enfants ne sont pas avec eux.

— Quoi ?

— Il n’a jamais été question qu’ils les amènent au théâtre hier soir.

Sébastien Gendron
Né en 1970, Sébastien Gendron est auteur de romans noirs et réalisateur. Il publie La Jeune Fille et le Cachalot, son premier roman, en 2003. Suivront un recueil de nouvelles et dix autres romans dont le numéro 266 de la collection du Poulpe : Mort à Denise. En parallèle, il collabore à des revues comme chroniqueur, publie des romans pour la jeunesse et écrit des feuilletons littéraires.
Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.
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