Entre guerres, religions, rites et maladies, l’image de la mort au fil des siècles n’a cessé d’évoluer et de fasciner l’Homme. La violence autrefois quotidienne se fait aujourd’hui plus subtile, plus déguisée et crainte. Patrick Baudry, sociologue français et directeur de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA) travaille en collaboration avec Régis Aubry, coprésident de la Plateforme collaborative pour la recherche sur la fin de vie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur les questions de la mort et les ritualités funéraires.
N.B : Cet article a été réalisé en partenariat avec les étudiants de l’EFJ-Bordeaux.
Photo de couverture : Anton Darius
Comment vous définiriez la mort ?
Selon la conception médicale, si on se tourne vers Bichat, la mort est la « cessation des fonctions vitales ». Il est possible de se contenter de cela, mais cette définition suppose la possibilité du constat de la mort. Elle concerne peut-être davantage le décès que la mort. Il est possible de dire que la mort oblige à autre chose que ce simple constat : s’il n’y a pas de « croyance » en un autre monde, en une résurrection possible, en une réincarnation… immanquablement, pour les personnes qui continuent de vivre, il y a un effet de rupture, une mutation qui s’impose.
Un passage s’opère. Le passage est souvent pensé pour « le mort ». On se référera à des religions qui donnent des images et fabriquent un récit relatif à cette « migration des âmes », ce « retour vers le monde des ancêtres », cette « accession au Paradis ». Mais ce que nous vivons n’est pas une histoire d’espérance ou de croyances. Nous vivons un remaniement obligé des relations avec celui qui n’est plus, de celles que nous avions par son intermédiaire. Il n’est plus là, mais continue d’exister, quoi qu’autrement.
Ce passage est nécessaire pour réarticuler une autre façon de vivre après le départ de la personne ?
La mort est un évènement de la rupture, qui introduit une cessation, une fin. Elle est donc de l’ordre de la crise. La crise est toujours un moment de transformation qui suppose, socialement et culturellement, un accompagnement : on ne laisse pas les personnes isolées dans les situations de transition. Il y a toujours une ritualité, élaborée ou modeste, qui accompagne ces moments de passage. Pour aider à comprendre, je prends souvent mes exemples totalement en dehors des questions funéraires.
Vous ne quittez pas des gens après une soirée en vous levant brusquement et en criant « Au revoir ! ». Vous n’allez pas immédiatement vers la porte en la referment derrière vous. Vous dites que vous allez partir ; il y a encore de la conversation, on s’approche du vestibule ; on est près de la porte d’entrée, on prend le manteau ; on discute encore, la porte s’entre-ouvre, on a un dernier geste… Quelque chose vient introduire de la durée à la place d’une cessation brusque générée par la crise en elle-même. Il y a toujours une reprise, une reconstruction de l’évènement. Pour moi, la mort n’est pas simplement cette cessation des fonctions vitales. Elle est de l’ordre d’une crise qui appelle l’élaboration d’un passage. Elle n’est pas qu’un état.
Vous avez dit, lors d’une de vos interventions précédentes, que la mort oblige à « l’échange » et que « de la mort est née la culture ».
La mort ne peut pas exister en dehors de la société ?
Pour la culture, cette mort est une limite déterminante : elle détermine l’espace des « vivants ». Quand je disais que la mort provoque l’échange et la culture, je faisais référence à une phrase du sociologue et anthropologue Marcel Mauss qui disait « C’est la mort qui a appris aux hommes à parler ». On comprend que c’est une formule : la mort n’est jamais venue visiter quelqu’un en lui disant « Tiens, il serait peut-être temps de dire quelque chose. » Mais on peut penser que la culture tient de cette mise en mots et à travers cela, d’une mise en sens, de ce qui dépasse sa compréhension.
Ce qui fait la culture, ce n’est pas simplement la bonne gestion des choses dont nous avons la maîtrise, mais c’est aussi la capacité que nous avons à faire face à ce que nous ne maîtrisons pas. Ainsi, « la mort a appris aux hommes à parler » est à entendre dans le sens d’une forme d’attitude qui n’est pas simplement du remplissage ou de la parole inutile.
Est-il plus difficile d’accepter la mort depuis la deuxième partie du XXe siècle avec le déclin des religions ?
La mort s’associe à des valeurs qui sont des contre-valeurs radicales par rapport à un système de nos sociétés contemporaines. L’échec, la fatigue, le doute… Tout ce qui serait de l’ordre du « négatif ». La mort constitue un obstacle par rapport à la continuité, sans arrêt, d’un monde sociétal. Le rôle des religions était certainement important dans la mesure où cette religion, quelle qu’elle soit, vient rappeler la limite de l’existence. Elle vient poser des questions sur les responsabilités qui sont celles du croyant qui imagine la possibilité d’un autre monde. La religion fournit aussi des explications à l’inexplicable. Alors que la certitude de la religion devrait être apaisante, on peut s’apercevoir que, pour certaines personnes, cela ne fonctionne pas comme tel.
Dans la mort de l’animal, on cache certes la mort elle-même, mais on cache ce qui nous touche dans notre animalité.
Je verrai plus cette question sous un autre angle, celui d’une société qui vous oblige à ne pas songer à la mort. Je me rappelle d’une remarque de Pierre Georges, un cartographe, qui disait en parlant d’une ville en Amérique du Sud : « La ville a commencé à vivre après le premier enterrement. » Ce n’est qu’un endroit où on accepte de se loger provisoirement, mais qui n’est pas exactement habitable. Certes, il y a un couloir, une chambre et un lit pour dormir, mais c’est provisoire et cela manque de beaucoup de choses. La ville oblige pourtant une société à se rassembler, à manifester de la sympathie pour l’entourage qui doit lui-même s’exprimer…
Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, on recherche l’immortalité. Est-ce qu’on ne se veut pas plus grand que la mort ?
Il y a, en effet, une tendance très forte à cela. On donne à penser à une personne qu’elle pourrait ne jamais mourir. Il peut même y avoir un marché totalement cynique, qui suppose que le corps ne devienne qu’un matériau remplaçable. À la mort s’ajoutent la ritualité, les imaginaires, les solidarités, le rapport à la loi, loi juridique et loi symbolique. Ce n’est pas rien. Il y a aussi le statut du corps. On voit qu’avec le développement des technologies, nous sommes confrontés à des problèmes et des questions qu’on n’aurait jamais imaginés autrefois. « Voulez-vous donner vos yeux ? » Il y a soixante ans on ne posait pas la question. La donne change.
Au moment des changements de donne, vous avez ceux qui s’effrayent des progrès épouvantables qui pourraient être générés par la technologie — technologie qui prendrait le pas sur l’humain en quelque sorte. Et vous avez ceux qui se réjouissent de s’affranchir des limites corporelles qui empêchent la pleine autonomie et maîtrise de nos vies. Si l’on se réfère à la mort animale dans les abattoirs, il n’est pas indifférent que l’on cache cette mort. Dans la mort de l’animal, on cache certes la mort elle-même, mais on cache ce qui nous touche dans notre animalité. La mort animale nous renvoie à notre matérialité éprouvante. Dans ce mal traitement animalier, c’est aussi mon corps qui se maltraite, sur un plan imaginaire. L’humain n’est pas étanche à cela.