Jocelyne Porcher est sociologue, spécialisée dans la relation de l’homme avec l’animal d’élevage. Elle a beaucoup travaillé sur la production industrielle et les abattoirs, et se bat pour le droit d’abattre à la ferme. Son analyse est franche, parfois dure : elle veut renouer avec l’animal d’élevage, sa vie, mais aussi avec sa mort.
Jocelyne Porcher est sociologue à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique). Elle s’est spécialisée dans la relation de l’homme avec l’animal d’élevage. Au cours de mes recherches autour de la mort, de la relation avec la nature et notamment avec l’animal, ma rencontre avec le travail de Jocelyne fut une révélation. Son parcours résonnait beaucoup avec mes interrogations.
Je l’ai donc contacté pour faire un entretien. Je souhaitais la filmer dans un environnement qui reflétait sa manière de concevoir la vie avec les animaux. Loin du bureau d’études où elle travaille à l’INRA. Je lui ai proposé de nous retrouver dans une petite ferme d’élevage biologique de cochon en Dordogne. Notre emploi du temps nous a donné rendez-vous un samedi soir, fin mars, à côté de Bergerac… Cet entretien a eu lieu dans une belle grange avec comme public un âne dévorant son foin…
Votre vie avec les animaux : comment tout a commencé ?
J’ai quitté Paris pour vivre à la campagne dans les années 1980, mais je ne connaissais pas le monde rural. J’ai d’abord élevé des poules pour les œufs, puis je me suis rendu compte qu’au lieu d’acheter mes poulets dans les supermarchés, je pouvais les tuer moi-même : ceux que je mangeais, quelqu’un les avait bien tués !
Puis j’ai commencé à aider des chevrières qui avaient besoin de main d’œuvre et cela m’a beaucoup plu. J’ai fini par acheter un troupeau de brebis corses et j’ai commencé à produire du fromage. J’ai appris sur le tas. Pour l’alimentation des animaux, j’ai lu des livres, mais ce sont les brebis qui ont fait mon apprentissage. Ce sont elles qui ont été mes meilleures professeures ! Mais cet apprentissage reste assez mystérieux, car finalement tout était très naturel. D’ailleurs mes voisins me disaient que j’avais le « feeling » avec les animaux. Effectivement je me sentais très bien avec eux.
Comment ont commencé vos recherches dans les abattoirs ?
J’ai repris mes études avec un BTA (Brevet de technicien agricole) en Bretagne. J’ai découvert les porcheries industrielles lors d’un stage. Un vrai choc : le rapport avec les animaux était très différent, très violent. Un univers à mille lieues de ce que je connaissais dans ma ferme. J’ai été très frappée à l’époque par ces producteurs de porcs issus du système industriel qui se disaient éleveurs ! Cette idée m’a guidée tout au long de mon parcours de recherche… car si eux faisaient de l’élevage, qu’est-ce que je faisais ?
Il y a un énorme fossé entre cette mort dans l’indifférence, la violence et le mépris et une vie où il y eut de l’attention et du respect.
Depuis, je n’ai jamais cessé de réfléchir à cette question importante, car s’il y a une théorie de production animale, c’est une théorie via la zootechnie du 19e siècle. La zootechnie théorisait l’instrumentalisation des animaux et le rapport économique. En revanche, il n’existe pas de théorie de l’élevage. Il est facile de confondre les deux. De mélanger cette industrialisation, cette forme moderne de l’élevage animal, avec les techniques dites « archaïques » des paysans. Les défenseurs de l’industrie animale la protègent en argumentant qu’ils sont toujours à la pointe de la technologie. C’est là où ça pèche. Ils ont tort. Il existe en réalité deux chemins bien distincts.
Celui qui a tout écrasé à partir du 19e siècle et celui des petits élevages de paysans résistants. J’essaie de construire une théorie de l’élevage en apportant ma pierre à cette réflexion. Dire que l’élevage ne repose absolument pas sur ce rapport à l’instrumentalisation et à la rentabilité des animaux conceptualisé par la zootechnie au 19e siècle.
Vous avez enquêté pendant presque vingt ans dans les abattoirs. Aujourd’hui, ce mode opératoire est dénoncé. Quel est votre avis sur ce sujet ?
À partir du moment où il y a un processus d’industrialisation, avec une production de masse des animaux, on finit forcément par les abattre en masse également. Les abattoirs ont dû s’adapter à ces techniques industrielles. Aujourd’hui, si on parle d’abattoir, on ne peut pas séparer la façon de produire (industrialisation animale) et la manière de tuer. Elles vont de pairs. On peut connaitre la mort des animaux à la manière dont ils vivent. S’ils sont morts de façon industrielle, alors ils ont aussi été produits avec des techniques industrielles.
Cette mort industrielle ne correspond pas à la vie des animaux avec ceux qui font vraiment de l’élevage. Il y a un énorme fossé entre cette mort dans l’indifférence, la violence et le mépris et une vie où il y eut de l’attention et du respect. Cette mort est insupportable pour les éleveurs. Alors qu’elle ne dérange pas le producteur : pour lui, tout est dans la continuité du processus de production des matières animales.
Laisser des porcs sur le quai d’embarquement, avec le transporteur qui vient la nuit pour les emmener à l’abattoir où ils sont tués à 3 heures du matin… Les producteurs industriels ne sont pas choqués. Alors que les éleveurs qui ont peu d’animaux n’ont pas envie que leurs bêtes se retrouvent toutes seules un soir en attendant d’être abattues par un type qu’elles ne connaissent même pas, dans un environnement qui leur fait peur.
Dans les enquêtes, beaucoup d’éleveurs témoignent que le trajet moyen pour amener les bêtes à l’abattoir est de 80 km ! 80 km pour y aller, pour revenir, et encore une fois pour aller chercher la carcasse. C’est énorme ! L’éleveur ne peut pas rester sur place : l’abattoir lui demande de laisser ses animaux la veille pour un abattage le lendemain matin…
Les éleveurs dénoncent énormément de dysfonctionnements dans les abattoirs. Il y a une grosse opacité qui les entoure. Notamment en ce qui concerne la mauvaise formation du personnel. Qu’il fasse preuve de bonne ou de mauvaise volonté, il n’a pas la formation adéquate. Cela pénalise à la fois la relation des éleveurs avec leurs animaux (ils se sentent coupables, dans une détresse morale importante), mais aussi de façon purement pratique le travail de ces employés.
Tuer un animal n’est pas un acte anodin.
Toutes ces enquêtes nous ont amenés à monter le collectif Quand l’abattoir vient à la ferme pour ces éleveurs qui ont décidé de ne plus aller à l’abattoir. Ce qui est aujourd’hui illégal : on risque tout de même 6 mois de prison et 15 000 euros d’amende.
Ce processus leur permet de maîtriser leur rapport à l’animal et surtout d’être en accord avec leurs valeurs morales. Il faut leur éviter cette rupture infligée par la réglementation. Il est anormal que les éleveurs les plus moraux soient ceux qui risquent la prison !
La souffrance de l’animal est ainsi évitée : l’éleveur l’accompagne dans la mort. Il a également la garantie qu’il s’agit bien de la carcasse de sa bête. Les problèmes de traçabilités dans les abattoirs sont une grosse source d’angoisse pour les éleveurs. Sans oublier les avantages pour les consommateurs avec plus de garanties.
Pendant mes recherches dans les abattoirs, j’ai vu des animaux produits de manière industrielle. Ils ne sont que des matières : leur mort n’est pas vraiment considérée comme une mort. Il ne s’agit que d’une transformation. La mort est invisible, car elle n’est pas la problématique. L’important pour eux est de gérer les flux d’animaux qui arrivent, de maintenir une rentabilité maximale…
Il y a dans les abattoirs un passage entre le vivant et le mort, mais aucun questionnement sur le sujet. Les travailleurs sont laissés seuls face à leurs problèmes. L’organisation de ce travail ne se pose pas la question de la mort animale puisqu’il ne s’agit pas d’animaux. Ils sont des produits, dont on va tirer de la matière animale.
« Qu’est-ce que ça fait de tuer 800 porcs à l’heure ? Qu’est-ce que ça fait à une personne de pousser 800 porcs dans la chaîne ? » : cela n’est pas pris en considération. Tuer un animal n’est pas un acte anodin. Il faut faire des enquêtes auprès du personnel pour répondre à leurs besoins. Faire les choses comme eux pensent qu’elles devraient être faites. Ils ont le rôle ingrat de tuer les animaux, mais ainsi ils nourrissent la population. Leur métier est légitime. Ce n’est pas le pourquoi, mais c’est le comment qui pose problème.
Ils font des clips qui jouent sur l’émotion, sur le sadisme, de façon très malsaine. Je suis choquée que ces vidéos aient pu être vues des millions de fois !
Dans la propagande végane, ils sont traités de criminels et jetés sous les projecteurs. Je pense que c’est le système industriel qui doit être attaqué. Donner une bonne vie et une bonne mort aux animaux, c’est possible. Si on fait porter toute la responsabilité de la mort des animaux et de la culpabilité sur ces travailleurs, on se défausse trop facilement de notre responsabilité collective. L’organisation industrielle du travail est la coupable, elle est dégradante pour les animaux, violente et inhumaine.
Que pensez-vous du mouvement végane ?
Le mouvement végane repose globalement sur une énorme ignorance par rapport à leur théorie sur l’animal. Il parle souvent d’« un animal », de « l’animal », de manière virtuelle. Et on se dit : « mais de quel animal parle-t-il ? », « Que connaissent-ils des animaux et notamment des animaux de ferme ? » En lisant les véganes, je trouve qu’ils n’y connaissent pas grand-chose. Par exemple, ils parlent de souffrance animale pour la tonte des moutons. Personnellement j’ai été éleveuse de brebis et quand le tondeur venait pour mes animaux, je peux vous dire qu’ils ne souffraient pas. Bien au contraire ils étaient contents d’être débarrassés de leur laine.
Je trouve choquant que des dizaines d’ouvrages envahissent les librairies sur la relation entre les humains et les animaux, alors que le sujet leur échappe complètement. Cette relation, il faut la vivre pour la comprendre. Ils font des clips qui jouent sur l’émotion, sur le sadisme, de façon très malsaine. Je suis choquée que ces vidéos aient pu être vues des millions de fois ! Encore une fois, elles condamnent avant tout les travailleurs. Elles font un focus sur l’abattage au lieu de voir le système dans sa globalité. Ces images sont regardées comme des films d’horreur hors contexte.
La viande est l’objet central de toutes ces critiques. À mes yeux, il ne s’agit pas d’un hasard. Cette vision se focalise uniquement sur ce sujet, comme si toute notre vie, 10 000 ans avec les animaux, tout cela n’avait servi qu’à produire de la viande.
Alors qu’elle n’est qu’un des produits de l’élevage, pas le seul ni le premier. Dans la dynamique de la relation avec les animaux, la viande n’est pas l’essentiel. Le système industriel fait exactement la même chose que les véganes : il ne considère que la viande.
On ne voit que la viande, la mort, la violence, les émotions, la culpabilité, le crime…
Alors que la relation avec l’animal est plus importante que l’aspect économique. La neutraliser sert à condamner l’exploitation animale, mais c’est un non-sens. La dimension relationnelle est la plus forte. Les éleveurs souhaitent avant tout vivre avec les animaux, car ils aiment leur présence, leur compagnie.
Les abolitionnistes recentrent délibérément toute leur stratégie sur la viande. On ne voit que la viande, la mort, la violence, les émotions, la culpabilité, le crime…
Mais nous avons une longue histoire avec les animaux. Il y a la vie et la mort : deux faces d’une seule pièce. Nous devons manger tous les jours et la nature n’est pas gentille. Elle ne va pas nous servir sur un plateau à manger tous les jours !
Pour moi, les animaux qui ne voulaient pas vivre avec nous ne le font pas. Ceux qui ont été domestiqués, c’est qu’ils ont bien voulu l’être. Ce n’est pas un rapport de domination, mais de coopération qui s’est construit tout au long de l’histoire, avec des bénéfices plus ou moins intéressants pour les animaux. Ils sont à l’image des rapports sociaux entre humains, ils en font partie. Notre société est aussi celle des animaux domestiques. La société est en effet celle qui doit changer. Il ne s’agit pas de libérer les animaux, mais de nous libérer avec les animaux !
Du vivant sans la vie, c’est du mort-vivant.
Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, nous avons la possibilité de manger autre chose que des produits animaux, non fournis par les paysans. Tous ces produits que font les starts up américaines soutenues par les multinationales : des substituts à l’alimentation carnée comme le poulet sans poulet, le jambon sans porc, la mayonnaise sans œuf, et bientôt la viande in vitro. J’ai surtout l’impression que la production carnée est arrivée au bout de leur logique économique, morale et environnementale. À cause des productions animales industrielles, il y a de gros problèmes écologiques. Au lieu de revenir à l’élevage, la solution proposée est d’inventer de nouveaux produits. Des produits qui vont surtout être 1 000 fois plus rentables.
Il s’agit de la même logique que celle du 19e siècle : déposséder les paysans de leur relation aux animaux, au nom de la modernité. Aujourd’hui, la viande in vitro va remplacer le poulet de 40 jours que l’on trouve au supermarché. Toujours pour les mêmes raisons : maximiser la rentabilité de la production. La viande in vitro est vraiment, à mes yeux le stade ultime du développement industriel. La cellule animale va servir à produire de la matière animale, avec un processus de désubjectisation, de désaffection. Exactement comme le fait déjà le système industriel (on le voit dans les grosses industries avicoles et porcines où l’animal est explicitement vu comme une chose). Pour mettre fin à la souffrance des animaux, pour soi-disant protéger la planète, on se retrouve avec du vivant qui n’a rien à voir avec la vie. Du vivant sans la vie, c’est du mort-vivant. De la biologie, de la reconstitution musculaire sans subjectivité, sans partage. Il n’y a rien. Il faut arrêter de voir les choses de cette façon, arrêter ce système et refaire de l’élevage qui a du sens. Et bien sûr accepter la mort, celle qui fait partie de la vie.
Quand on vit avec les animaux, on se sent vivre, et on est bien avec eux.
Il faut voir l’élevage comme un bien commun, le protéger et le construire ensemble. Pour préserver ce rapport affectif avec les animaux qui nous construit profondément. Comme tous ces Parisiens qui vont au salon de l’agriculture pour voir les animaux. Au marché, quand les éleveurs parlent de leurs animaux, ils aiment partager avec les consommateurs. Il faut cultiver ce lien, s’investir plus dans les fermes, parrainer des animaux, s’inquiéter de la manière dont ils vivent qu’il y ait une éducation à l’alimentation, et à la relation avec les animaux. Que le lien soit fait. On mange tous les jours depuis 10 000 ans grâce aux animaux. Apprendre aux enfants que rien ne vient de rien — on ne vient pas de nulle part. Plus on s’artificialise plus on perd le sens de notre existence. Et quand on vit avec les animaux, on se sent vivre, et on est bien avec eux.