Épisode 1
6 minutes de lecture
Mardi 17 juillet 2018
par Louise BUYENS
Louise BUYENS
Louise Buyens est journaliste en presse écrite et radio. Elle a collaboré avec Radio France, Society, Boudu et Sud Ouest.  Ses sujets de prédilection sont la santé, l'environnement et tout ce qui touche aux grands phénomènes de société.

Le 19 décembre 1951, le gaz jaillit à Lacq. S’en suit une massive exploitation industrielle, jusqu’au quasi épuisement du gisement. Aujourd’hui, les usines du bassin, reconverties dans la chimie, sont éclaboussés par le scandale Sanofi. Pour comprendre comment ce site est devenu l’un des plus pollués de France, il faut revenir sur soixante-sept ans d’histoire.

Jamais le bassin industriel de Lacq, situé dans les Pyrénées-Atlantiques, n’a été aussi médiatisé que ces dernières semaines. Dans ce complexe de vingt-deux usines, on retrouve Sanofi, l’entreprise qui fabrique la principale molécule de la Dépakine, un médicament antiépileptique tristement connu pour ses effets néfastes sur les femmes enceintes. D’après des informations révélées par Mediapart et Franceinfo, Sanofi rejette des substances dangereuses pour la santé en quantité astronomique dans l’atmosphère.

Cette affaire est la partie émergée d’une situation critique bien plus ancienne. À Lacq, les industries sont spécialisées dans la pétrochimie, le soufre et les hydrocarbures. Le taux de cancer explose. La population suffoque. Les associations de riverains et de défense de l’environnement accusent le gisement de gaz, exploité depuis plus de soixante ans. Nous avons enquêté pendant huit mois auprès de ceux qui tentent, depuis des années, de faire reconnaître le risque sanitaire et écologique.

Depuis quand ces rejets ont-ils lieu ? Impossible de le savoir

Le bassin de Lacq, coincé entre les hauteurs des montages et les grands plateaux verdoyants béarnais, a toujours bénéficié d’une relative indifférence concernant ses activités industrielles. Il y a dix jours pourtant, il s’est retrouvé sous le feu des projecteurs. D’après des révélations de Mediapart et Franceinfo, l’usine Sanofi, située sur à Mourenx, rejette des quantités astronomiques de substances dangereuses. Si l’entreprise est autorisée à émettre cinq polluants, ses rejets dépassent les normes imposées, notamment pour le bromopropane, un produit inodore, mais classé comme cancérigène et mutagène qui peut nuire à la fertilité et aux fœtus.

Alors que ces rejets doivent être de 2 mg/m3, ils étaient en décembre 2017, selon un rapport de la Dreal (la direction régionale de l’environnement et de l’aménagement du logement) que Revue Far Ouest a pu consulter, de 180 000 mg/m3, soit 90 000 fois supérieurs aux normes imposées. Un dépassement massif qui s’est encore accentué en mars dernier, quand les émanations ont atteint 190 000 fois le seuil autorisé par la Dreal. Le document précise que le groupe pharmaceutique dispose de trois mois pour se mettre aux normes.

L'entrée de Lacq
Bienvenue à Lacq ! — Photo : Louise Buyens

Hormis le bromopropane, le rapport évoque quatre autres composés organiques volatils (COV) : toluène, propène, isopropanol et valéronitrile — également hors norme. En mars, leur rejet est de 770 000 mg/m3, soit 7 000 fois plus que la valeur autorisée. Le site rejette également plusieurs tonnes par an de valporate de sodium, la molécule de base de la Dépakine, un médicament antiépileptique connu pour ses effets nocifs sur les femmes enceintes.

Sanofi s’est installée sur le bassin de Lacq en 1978, mais ce n’est qu’en 2009 qu’un arrêté préfectoral a imposé un seuil limite aux émanations. Les premiers contrôles, eux, n’ont été effectués qu’en 2017. « Quid de toute la période avant 2017 ? », s’interroge Patrick Mauboulès, membre de l’association de défense de l’environnement Sepanso. « On nous annonce que Sanofi a lancé une enquête pour le savoir. C’est comme si le tribunal demandait au criminel de mener l’enquête sur le crime qu’il a commis. C’est du délire ! », explose-t-il. Lorsqu’il découvre le rapport de la Dreal, Patrick Mauboulès s’assoit et n’en croit pas ses yeux. Pourtant, Sanofi n’est pas la seule usine à dépasser les normes sur le bassin de Lacq. Et cela dure depuis des années.

Les montagnes et le soufre

Novembre 2017. Quand j’arrive au sein de ce complexe industriel, je me sens petite, presque intimidée. Le ciel lourd et gris de ce mois d’hiver y contribue, mais c’est bien l’immensité du site qui me marque. Vingt-deux usines s’étendent sur quatre communes : Lacq, Pardies, Mourenx et Mont. Le tout forme une immense plateforme industrielle en plein cœur du Béarn, les Pyrénées en arrière-plan. Partout se dressent de grandes cheminées et de petites montagnes de soufre jaune, surplombées par d’épais nuages de fumée.

« Là, c’est Arkema. Ils sont présents sur le site de Mont et sur celui de Mourenx », me confie Michel Rodes, 70 ans, un ancien professeur d’histoire-géographie qui connaît le bassin industriel comme sa poche. On passe devant un autre bâtiment : « Arysta, présente-t-il d’un revers de main. Ils produisent des pesticides et des médicaments. » Un peu plus loin, une forte odeur de chou fermenté. Elle provient de Vertex, une usine qui produit de l’éthanol grâce à la fermentation de maïs. « 500 000 tonnes sont produites chaque année », indique Michel Rodes avant d’ajouter : « Le stockage de maïs dégage de la poussière et aggrave la toxicité des gaz et particules. »

Oubliez ce champ de gaz, c’est une bombe. Rebouchez vos forages, semez — y de l’herbe et mettez-y des vaches à paître.

Ici, ce retraité membre de la Sepanso est connu comme le loup blanc — et ne semble pas être le bienvenu. On s’arrête pour prendre des photos du site. En quelques secondes à peine, le vigile de l’usine Vertex s’approche. Michel Rodes démarre rapidement sa voiture. « Ils vont sûrement noter ma plaque d’immatriculation », lâche-t-il, en habitué de la situation — il a déjà terminé à la gendarmerie. « C’est une usine qui les a appelés parce que je traînais dans les parages. Je me suis retrouvé en face du commandant de gendarmerie qui m’a dit qu’il était obligé de m’embarquer, soi-disant à cause du plan Vigipirate. »

« C’est une bombe »

Décembre 1951. Il faut remonter à cette date pour comprendre. Après des années de recherche de gisements pétroliers en France et dans ses colonies, la Société nationale des pétroles d’Aquitaine (SNPA) trouve de l’or noir en faible quantité à Lacq. En creusant plus profondément, c’est finalement du gaz qui jaillit. Une odeur d’œuf pourri se dégage, celle du soufre présent dans l’hydrogène sulfuré. « À ce moment-là, la SNPA a pris conscience que le gaz était extrêmement toxique et dangereux », explique Agnès Laurent, auteure de L’Épopée du gaz de Lacq.

Il faut trois mois pour maîtriser l’éruption de gaz, grâce à l’intervention d’un spécialiste américain des accidents de puits, Myron Kinley. Il préconise alors : « Oubliez ce champ de gaz, c’est une bombe. Rebouchez vos forages, semez — y de l’herbe et mettez-y des vaches à paître. »

« C’était mal connaître ses interlocuteurs, rebondit Agnès Laurent. Les hommes à la tête de la SNPA sont d’une détermination sans faille et conscients que la France a pris beaucoup de retard sur sa politique énergétique avec la guerre. » Le pays, en pleine reconstruction, est en effet à la recherche de son indépendance énergétique. L’exploitation du gisement démarre officiellement en 1957. La vie de Lacq et de ses habitants est alors chamboulée, son paysage avec.

Des vaches sur fond d’usine
Des vaches sur fond d’usine — Photo : Louise Buyens

Les usines se construisent les unes après les autres. Finalement, les terres agricoles béarnaises se transforment en une immense plateforme industrielle de 225 hectares. Lacq abrite l’un des plus gros sites de production de gaz en France et devient l’un des premiers producteurs de soufre de la planète. Jusqu’en 1990, deux trains de cette précieuse poudre jaune partent chaque jour vers le port de Bayonne pour être acheminés dans le monde entier.

De l’âge d’or au déclin

Très vite, les emplois explosent. De seulement 102 emplois en 1956, on passe à 3 400 huit ans plus tard, et à environ 7 500 aujourd’hui. À l’époque, travailler dans le complexe de Lacq est synonyme de réussite sociale. La SNPA payait bien ses employés et leur donnait accès à une couverture sociale. « C’était assez innovant à l’époque », observe Agnès Laurent. Pour faire face à l’afflux de travailleurs, la ville nouvelle de Mourenx est construite en quelques mois seulement. Trois mille logements sortent de terre. « À l’époque, beaucoup de gens rentraient d’Algérie et allaient là où il y avait du travail, justifie l’écrivaine. Il y avait un besoin vraiment urgent de se loger. »

Peu à peu, de nouvelles filières se développent : la pétrochimie, la chimie du soufre, et les hydrocarbures. En 1970, le site de Lacq atteint son pic de production. Quelque 33 millions de m3 de gaz sont extraits chaque jour, assurant plus d’un tiers de la consommation française.

Il reste 3  % des ressources dans le gisement.

Véritable fierté technologique et nationale, le site est visité par le général de Gaulle et par Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique. Plus récemment, l’ex-ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, s’est rendu à Lacq pour poser la première pierre d’une nouvelle usine. Agnès Laurent insiste : « Qu’on le veuille ou non, ce gisement est une découverte qui a marqué l’histoire de la France et joué sur l’économie du pays. Ce n’est pas qu’un phénomène régional. »

Un futur menacé

L’âge d’or commence pourtant à décliner dans les années 1980 avec la réduction de la production de gaz. En vingt ans, plusieurs grandes entreprises comme EDF, Pechiney ou Celanese ferment successivement tandis que les nouvelles usines se raréfient. En octobre 2013, le groupe Total, héritier de la SNPA, quitte la plateforme. Il reste alors 3 % des ressources dans le gisement.

L’exploitation commerciale du gaz s’arrête. Pour assurer au moins jusqu’en 2030 l’activité de la plateforme, Total a investi 100 millions d’euros. Une somme qui attire quelques usines, mais qui ne suffit pas à compenser les départs. Aujourd’hui, le futur du bassin est menacé. Lacq n’est plus l’eldorado économique qui attirait de nombreuses entreprises. Les associations locales, les habitants et les salariés élèvent progressivement leurs voix contre les pollutions industrielles affectant leur santé.

Louise BUYENS
Louise Buyens est journaliste en presse écrite et radio. Elle a collaboré avec Radio France, Society, Boudu et Sud Ouest.  Ses sujets de prédilection sont la santé, l'environnement et tout ce qui touche aux grands phénomènes de société.
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