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Jeudi 2 août 2018
par Louise BUYENS
Louise BUYENS
Louise Buyens est journaliste en presse écrite et radio. Elle a collaboré avec Radio France, Society, Boudu et Sud Ouest.  Ses sujets de prédilection sont la santé, l'environnement et tout ce qui touche aux grands phénomènes de société.

Chercheur au CNRS, historien de l’environnement et spécialiste des pollutions industrielles, Thomas Le Roux a co-écrit avec François Jarrige « La contamination du monde » (2017, Seuil Ed.), synthèse inédite de la face cachée de l’industrialisation du monde depuis le 18 ème siècle. Son analyse des relations ambiguës entre acteurs et victimes des pollutions industrielles donne un éclairage utile à notre feuilleton « Fumée tue ».

La remise en cause du système industriel, à travers la contestation des pollutions, est-elle propre au 21e siècle ?

Le développement industriel s’est toujours accompagné de résistances. Dans les années 1800, l’industrialisation de Paris est fondée sur le charbon : pendant plus d’une génération, on dénonce les « nuisances » — le mot pollution ne commençant à être utilisé qu’à partir du 19e siècle. Mais c’est surtout le bouleversement social déstructurant les économies locales qui éveille les contestations.

Le passage d’une économie pastorale ou agricole à une économie industrielle est souvent brutal, et la visibilité de ces résistances dépend des rapports de force sociaux. En Provence, au 19e, les vignerons et les négociants sont suffisamment forts pour organiser la contestation. À Lacq dans les années 1950, la population rurale ne fait pas le poids face à la SNPA (Société nationale des pétroles d’Aquitaine) et aux autorités : les opposants n’ont pas d’influence sur la technostructure d’État.

La « culture du risque » est très présente autour des sites industriels. Les populations finissent-elles toujours par accepter leur présence ?

La culture du risque se caractérise par un consensus social. C’est dangereux, mais les industries apportent des emplois, des revenus et des infrastructures. Si elles ferment, c’est le chômage. Les populations locales profitent du développement, les risques pour la santé sont une contrepartie inévitable de la croissance. La notion de sacrifice apparait ainsi dans les années 1800 : les industries permettent un développement économique qui profite à tous, cela vaut bien le sacrifice d’une partie d’un territoire et sa population !

Il existe des cas où les riverains se révoltent longtemps après. Comment l’expliquer ?

Dans le cas de Lacq, où la région s’est construite par et pour l’industrie, les riverains sont prisonniers du développement industriel. Si les gens vivent de l’usine, il est quasi impossible de voir émerger les contestations. Quand une usine ferme, certaines familles sans emploi déménagent. Les nouveaux arrivants, pas forcément liés à ces industries, contestent plus librement la salubrité de cet environnement.

Quelle est l’histoire de la législation française concernant les pollutions industrielles ?

Le premier cadrage juridique des industries polluantes est formulé par la France en 1810. Avant cette loi, la nuisance se définit selon une jurisprudence très ancienne : en cas de problèmes respiratoires ou sensoriels (type odeurs), l’industriel faisait une offense contre la santé publique et pouvait être poursuivi en justice. Considérés comme des délinquants, certains étaient condamnés à des amendes ou peines de prison.

Les riverains sont prisonniers du développement industriel

À la fin du 18e siècle, les procès se multiplient avec le nombre d’usines : le développement économique industriel est menacé par une « guerre sociale » entre les riverains et les industriels. La loi de 1810 instaure donc un nouveau droit très favorable à l’industrie — les affaires de santé publique ou environnementale passent du régime pénal au régime administratif. Les industriels doivent donc payer des indemnisations aux victimes, mais ils ne risquent plus la prison ou la fermeture de leur usine. Cette loi existe toujours et s’est étendue dans toute l’Europe…

C’est ce régime qui fait qu’il est si difficile de faire reconnaître les pollutions industrielles ?

En partie, oui : les industriels peuvent être poursuivis en justice pénale s’il est prouvé qu’ils savent qu’ils dépassent les normes et qu’ils empoisonnent volontairement leurs ouvriers ou les riverains. L’expression « marchands de doute », forgée à la fin du 20e siècle, qualifie ces industriels qui poursuivent leur production en toute connaissance de la nocivité de leur activité.

Aux États-Unis dans les années 20, des cancérologues ont démontré que les émanations de l’essence au plomb étaient nocives pour la santé. Les constructeurs automobiles comme General Motors ou Ford, liés à des groupes pétrochimiques tels que Dow Chemical, ont alors créé leurs propres laboratoires d’analyses et d’expertises, parfois associés à des universités, pour conduire des enquêtes et des rapports déniant les effets néfastes des produits. Des années et des litres d’essence au plomb se sont écoulés avant que les recherches aient pu prouver la dangerosité de ce carburant.

Pour faire reconnaître les pollutions, il faut prouver que les normes sont dépassées. Or, le contrôle des émissions est toujours défaillant : soit c’est un autocontrôle, soit les autorités préfectorales s’en chargent — et leur manque de moyen rend les résultats généralement très lacunaires… Sans oublier que les pathologies dues aux pollutions sont insidieuses : l’imputation des causes est très difficile à définir, en particulier quand il y a plusieurs usines alentour. Cela explique encore aujourd’hui que les industriels ne sont pas poursuivis.

Photo de couverture : veeterzy via Unsplash

Louise BUYENS
Louise Buyens est journaliste en presse écrite et radio. Elle a collaboré avec Radio France, Society, Boudu et Sud Ouest.  Ses sujets de prédilection sont la santé, l'environnement et tout ce qui touche aux grands phénomènes de société.
Retrouvez cet article dans le feuilleton :

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