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Vendredi 7 février 2020
par Chloé RÉBILLARD
Chloé RÉBILLARD
Bretonne qui s’est volontairement exilée au Pays basque, Chloé a fait ses premiers pas de journaliste au sein de la rédaction de Sciences Humaines et a rencontré le Pays basque avec Mediabask. Désormais journaliste indépendante, elle travaille sur les questions de société et d’environnement. Elle est notamment correspondante pour Reporterre.

Gwenola Ricordeau est sociologue, elle enseigne la justice criminelle à la California State University à Chico, aux États-Unis. Elle vient de publier Pour elles toutes – femmes contre la prison un essai dans lequel elle mêle deux combats : elle milite pour l’abolition du système pénal avec une perspective féministe. De passage pour une conférence à la médiathèque de Tarnos (Landes – 40) fin décembre 2019, elle a répondu aux questions de Far Ouest.

Gwenola Ricordeau.
Gwenola Ricordeau — Photo : Chloé Rébillard

Comment définis-tu l’abolitionnisme ?

Il faudrait parler « des » abolitionnismes. Ce terme regroupe des courants, des pratiques politiques, des approches tactiques qui peuvent être extrêmement variées. Évidemment, leurs points et horizons communs sont de mettre fin au système pénal. Après, c’est une opinion traversée par des tensions et des débats, à la fois théoriques et stratégiques. La volonté de mon livre est d’ouvrir ces débats-là et d’essayer de clarifier quelles sont les frictions qui parcourent les mouvements abolitionnistes.

Il y a un certain nombre de courants dans l’abolitionnisme qui prônent la décarcéralisation avec l’idée de procéder par étapes. Par exemple, avec un moratoire dans la construction des prisons. Ou en décarcéralisant certaines catégories de la population, comme les usagers de produits stupéfiants, ou les femmes, en arguant du fait que les délits et les crimes pour lesquels elles sont en prison représenteraient des dangers moindres pour la société.

Les femmes sont souvent incarcérées pour des crimes et des délits qui ont un caractère moins violent — en général — que ceux pour lesquels sont emprisonnés les hommes. Cette stratégie est nommée « réductionnisme » : réduire par étapes la population pénale jusqu’à rendre la prison obsolète. Angela Davis par moment s’est située dans cette perspective-là. D’un autre côté, là aussi en caricaturant, il existe des approches qui se placent plutôt dans des perspectives révolutionnaires : « changeons la société et créons une société sans prisons. » Il y a également un autre courant, dont je me sens proche, qui pense à l’abolition du système pénal et pas seulement de la prison, avec des formes d’autonomisation de celui-ci.

Reste la question du comment. Le système pénal a un certain nombre de fonctions, dont la résolution des conflits et des situations problématiques. Ce vocabulaire est propre à l’abolitionnisme : plutôt que de parler de crimes et de délits, nous parlons de torts, et de situations problématiques. Et plutôt que de déléguer la résolution de ces situations, développons des formes d’autonomie. Ce que l’on appelle la justice transformative.

Concrètement, quelles formes peuvent prendre ces formes d’autonomisation du système pénal ?

Ce sont des pratiques qui se sont développées à partir des années 2000 essentiellement en Amérique du Nord, partant des communautés les plus marginalisées qui ne peuvent pas recourir au système pénal. Des minorités raciales, des communautés LGBT qui savent que lorsqu’elles sont confrontées à des situations problématiques, ne sont pas entendues et ne peuvent pas attendre une forme de protection de la police et plus généralement du système pénal. Cela repose sur le principe de la responsabilité communautaire.

Le passage par une institution exclusivement masculine est investi de façon positive comme pouvant s’inscrire dans une image de la virilité.

Lorsqu’un tort est commis, plutôt que de désigner une seule personne comme responsable, on admet qu’il faut toute une communauté, tout un contexte social pour qu’il advienne. Au lieu de déléguer à la police et au système pénal un problème, il faut qu’il soit résolu par cette communauté, qui va varier selon les circonstances, les faits, etc. Cela peut prendre des formes de réparations.

Autre aspect important de la justice transformative, le tort ne doit pas juste cesser d’être commis. Il faut aussi poser un point vu collectif sur l’enjeu des méthodes de transformations des structures sociales, pour éviter que cela ne se reproduise.

Cette pratique politique demande beaucoup de temps, beaucoup d’énergie et est difficilement conciliable avec le mode de vie capitaliste. Le capitalisme se traduit par une spécialisation des individus et des tâches. Si l’on travaille 40 heures par semaine, on n’a pas le temps le soir d’aller discuter avec sa voisine des difficultés qu’elle peut rencontrer.

Dans le livre, tu prends la perspective féministe pour parler de l’abolitionnisme. Or, en France, seulement 3,5 % des détenu(e)s sont des femmes.
On peut se poser la question : pourquoi le féminisme, qu’est-ce que les femmes ont à voir là-dedans ?

Dans tous les systèmes carcéraux des pays occidentaux, les femmes représentent une minorité des personnes incarcérées. Mais à l’extérieur de l’institution carcérale et de sa population masculine, ce sont pour la plupart des femmes qui sont impactées par l’existence de la prison. Ce sont essentiellement des femmes qui sont solidaires des personnes incarcérées. Dans une société patriarcale, il est attendu davantage de solidarité des femmes que des hommes. On rencontre ainsi plus de mères que de pères au parloir, de compagnes que de compagnons, etc.

Quand les mouvements abolitionnistes se centrent uniquement sur la prison, ils ne voient pas de quelle manière l’institution impacte massivement les femmes. La prison est une institution créée par des hommes pour des hommes… Sauf que lorsque les femmes sont incarcérées, les conséquences sociales sont souvent beaucoup plus importantes que pour les hommes, à durée de peine égale. On entend dire dans les prisons qu’un an pour une femme équivaut à deux ou trois ans pour un homme.

Gwenola Ricordeau à la médiathèque de Tarnos, parle au micro.
Gwenola Ricordeau à la médiathèque de Tarnos — Photo : Chloé Rébillard

Cet écart d’impact est lié à plusieurs raisons. Cela est toujours un peu paradoxal à dire en tant qu’abolitionniste, mais la première est qu’il y a davantage de prisons pour hommes que pour femmes. Elles sont donc incarcérées bien plus loin de leurs proches.

Entre la différence de solidarité qui s’exerce à leur égard et l’éloignement géographique dont elles souffrent davantage que les hommes, elles sont plus isolées socialement. De plus, le passage par la prison est plus stigmatisant pour les femmes. Les hommes peuvent en tirer des bénéfices, assez paradoxaux, par ce que l’on appelle en sociologie « le retournement du stigmate ». Le passage par une institution exclusivement masculine est investi de façon positive comme pouvant s’inscrire dans une image de la virilité. Chose que les femmes ne peuvent pas faire.

On peut aussi réfléchir à ce qui les amène à être incarcérées. Là aussi, il y a des spécificités pour les femmes. La plus frappante est celle des violences à caractère sexuel et des violences domestiques. Chez les hommes détenus, il y a une surreprésentation des hommes victimes de délits et de crimes à caractère sexuel, mais sans commune mesure avec les femmes incarcérées. Je ne dis pas qu’elles sont en prison parce qu’elles ont été victimes, mais cela s’inscrit dans un parcours de désocialisation et de difficulté d’accès à des ressources. Il s’agit clairement dans un enjeu féministe.

Et la deuxième spécificité est que parmi les femmes incarcérées pour les peines les plus longues, il est très rare qu’un homme ne soit pas mêlé aux causes de leur emprisonnement. Les hommes sont parfois condamnés pour des faits commis en réunion ou avec des complices, souvent avec d’autres hommes. Leurs victimes sont parfois des femmes, mais sont pour l’essentiel des hommes. Or, pour les femmes en longues peines, leurs complices sont de manière générale des hommes, de leur entourage ou avec qui elles ont eu une forme d’intimité. Quant à leurs victimes, il s’agit pour beaucoup d’hommes.

Environ 5  % des hommes auraient commis un viol, et 10 à 20  % des abus à caractère sexuel.

En caricaturant un peu, on va avoir des femmes condamnées pour des violences sur des enfants et très généralement elles vont être condamnées pour complicité ou en réunion avec un partenaire ; elles vont être condamnées pour des homicides commis sur un partenaire dans un contexte de violences conjugales ; ou pour un homicide sur un amant/un mari, en complicité avec une tierce personne qui est un homme. Il est très rare qu’elles soient complices avec une autre femme.

Les courants féministes ont souvent une revendication de criminalisation notamment sur les crimes sexuels et sexistes. Comment l’appréhendes-tu ?

À partir des années 1970, on peut dire qu’il y a eu un tournant punitif au sein du féminisme. Il y a eu le débat sur la criminalisation des hommes et ce que signifiait de recourir au système pénal. Ces débats-là semblent aujourd’hui oubliés. Les courants dominants du féminisme proposent comme principale solution au problème des violences sexistes le recours au système pénal sous l’angle de l’impunité qu’il faudrait faire cesser. Le « féminisme carcéral » désigne ces courants qui présentent le recours au système pénal comme un outil d’émancipation, sans jamais remettre en question cet outil.

Or, ce que les courants féministes dominants oublient de dire lorsqu’elles parlent de mettre fin à l’impunité, c’est qu’environ 5 % des hommes auraient commis un viol, et 10 à 20 % des abus à caractère sexuel ! Le projet politique serait donc de mettre à minima 5 % des hommes en prison. On parlerait d’au moins 60 000 hommes incarcérés tous les ans en France, la construction de nouvelles prisons, la création d’emplois de surveillants, etc. C’est un projet socialement inacceptable.

On sait que dans la commission de certains délits, il peut y avoir des raisonnements, des formes de rationalité. Prenons le vol dans un magasin : très généralement, les personnes qui vont voler vont faire intuitivement une sorte de calcul, le risque d’être pris et le gain escompté.

Le fait même de vivre en société va avec des situations problématiques et la commission de torts.

Dans la plupart des crimes les plus graves, ce calcul rationnel ne se fait pas. La peur de la punition ne fonctionnera donc pas. Quand les courants dominants du féminisme en appellent à la fin de l’impunité, elles font sans l’expliciter le calcul que punir sévèrement des hommes va en dissuader d’autres. Il faut dévoiler cet implicite, le mettre en discussion : comment prévient-on vraiment les crimes et délits à caractère sexuel ?

L’objet de mon livre est de susciter un débat. Je crois fermement que la prison ne résout pas les problèmes.

Dans ton livre tu dis que l’abolitionnisme carcéral est inachevé.
Qu’est-ce que tu entends par là et quelles sont les pistes et les perspectives qu’il y a actuellement dans ce courant ?

Cette idée que l’abolitionnisme est par nature inachevé vient de Thomas Mathiesen. C’est une idée extrêmement importante à nourrir et à accepter dans l’abolitionnisme pénal. Elle permet de faire un rappel parfois nécessaire : le fait même de vivre en société va avec des situations problématiques et la commission de torts. Les sociétés humaines y ont toujours été confrontées, mais au regard de l’histoire, la prison est une façon anecdotique de les résoudre.

La prison est née dans les sociétés occidentales il n’y a que quelques siècles, et elle s’est diffusée à travers la colonisation à travers le monde. Les êtres humains ont eu de bien multiples façons de résoudre les situations problématiques auxquelles les sociétés ont été confrontées. Cela ne signifie pas qu’il faut en revenir à des solutions du passé, elles n’étaient pas forcément bonnes ou souhaitables pour nous aujourd’hui. Mais si l’on garde à l’esprit que l’histoire de la prison est assez anecdotique, cela permet aussi d’accepter un horizon ouvert à l’imagination. Il reste à inventer des formes qui aident à préserver le lien social, et je reprends les mots de Nils Christie « de faire des torts des opportunités ». Se dire que c’est l’occasion de créer des rapports humains plus égalitaires, plus enrichissants.

C’est le propre des mouvements abolitionnistes d’être inachevés, c’est aussi dans cela que je m’inscris en parlant d’ouverture des débats. Être abolitionniste à mon sens ce n’est pas offrir un mode d’emploi de ce que l’on devrait faire, mais appeler à cette imagination.

Chloé RÉBILLARD
Bretonne qui s’est volontairement exilée au Pays basque, Chloé a fait ses premiers pas de journaliste au sein de la rédaction de Sciences Humaines et a rencontré le Pays basque avec Mediabask. Désormais journaliste indépendante, elle travaille sur les questions de société et d’environnement. Elle est notamment correspondante pour Reporterre.
Retrouvez cet article dans le feuilleton :

Longues Peines

Au nom de la loi je vous libère

Trois anciens détenus racontent leurs vingt ans en prison.

L'émoi de l'évasion

Ils étaient prêts à tout pour "se trouver à l'ombre des cocotiers plutôt qu'à l'ombre des murs."

La vie d'après

La sortie de prison, bien qu’émancipatrice, reste une étape difficile pour la réinsertion des anciens détenus.

Abattre les barreaux

Supprimer la prison. Le courant abolitionniste qui porte cette proposition a souvent du mal à se frayer un chemin dans les discours autour des peines carcérales. Gabi Mouesca...

Prisons : un enjeu féministe

Gwenola Ricordeau est sociologue, elle enseigne la justice criminelle à la California State University à Chico, aux États-Unis. Elle vient de publier Pour elles toutes – femmes...

Besse : 35 ans de prison (ou presque)

« Dès la première évasion, je me suis suicidé socialement. »

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