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Mardi 22 janvier 2019
par Ixchel DELAPORTE
Ixchel DELAPORTE
Ixchel Delaporte est journaliste à l’Humanité depuis seize ans. Pendant plusieurs années, elle a arpenté les quartiers populaires et donné la parole à ceux qui les habitent. Elle a aussi tendu son micro et produit trois documentaires pour France Culture. Aujourd’hui, elle travaille sur la pauvreté en France. Les Raisins de la misère, une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais (Le Rouergue) est son premier livre.

La dernière étape de mes trois jours dans le Bordelais s’est déroulée dans une étonnante librairie, l’Antre Guillemets, en plein milieu de la zone commerciale de Langon. Quelques personnes sont venues par le bouche à oreille. J’ai regretté qu’une jeune ouvrière de la vigne que j’avais rencontré à Sauternes n’ait pas pu se libérer. J’avais fait sa connaissance lors d’un de mes déplacements. Elle avait accepté de me raconter son expérience éprouvante dans une petite propriété viticole de la région. Je m’étais alors aperçue que la spéculation financière ne se limitait pas uniquement aux grands crus mais s’étendait aussi à des châteaux aux modestes parcelles.

Un jour pluvieux d’octobre, je sonne à sa porte dans la petite commune de Bommes. Stéphanie est une jolie jeune femme de trente ans. Elle m’accueille dans la maison que loue son compagnon, réparateur de tracteurs viticoles. Son histoire ressemble à tant d’autres vécues dans le silence assourdissant d’une région qui a pris le pli de maltraiter ceux sans qui le business extravagant du vin ne serait pas. Encore en pyjama, devant sa tasse de café, Stéphanie déplie un parcours qui n’aurait jamais dû l’amener à la vigne.

C’est dans le soin aux personnes handicapées que débute sa carrière, en tant qu’aide médico-psychologique. Elle enchaîne les CDD pendant quatorze ans jusqu’à la promesse d’un CDI qui ne viendra jamais. « On m’a dit qu’il n’y avait pas de poste. Ça m’a fait craquer, je suis tombée en dépression, au chômage. » La remise en question est profonde. Elle ne veut plus entendre parler des métiers du soin. Une amie embauchée dans un château de sept hectares l’informe qu’une place s’y libère. Une semaine après, elle est embauchée au SMIC.

La vigne : une bonne affaire

Stéphanie est reçue par le directeur du château, qui n’en est pas le propriétaire. Gestionnaire de biens, il possède une société de conseil immobilier spécialisée dans la reprise de propriétés viticoles en ruine. Il s’occupe de tout, du recrutement jusqu’à la prise en charge du volet œnologie. Sorte de DRH et chef de culture en un, son affaire consiste à jouer les intermédiaires avec les clients intéressés puis leur fournir un investissement clé en main, dans tout le Bordelais. Propriété d’un chinois qui a finalement renoncé aux immenses travaux à réaliser dans les chais et dans le vignoble, ce château-là est racheté par un certain Monsieur F., avocat au Barreau de Paris, recherchant à la fois le prestige d’une appellation et la bonne affaire.

Les AOP (appellations d’origine protégées) ont gagné plus de 200  % du prix de l’hectare en 23 ans, plus de 400  % pour les Saint-Juliens, plus de 800  % pour le Pauillac.

Car la vigne est un moyen de placement très recherché. Et un avocat d’affaires parisien du XVIe arrondissement de Paris connaît mieux que quiconque les bonnes ficelles : abattements sur les droits de succession ou de transmission, exonération de l’impôt sur la fortune (ISF) en cas d’activité professionnelle, report d’imposition sur les plus-values dans le cadre d’opérations d’apport fusion… Le foncier viticole, sur une appellation bordelaise, ne connaît pas la crise ni la dépréciation de valeurs. De plus en plus de particuliers se lancent dans le business, incités par les courtiers et les banques à placer leurs économies dans le vin et les rentabiliser.

Aujourd’hui, il est devenu possible, voire abordable, d’acheter des parts d’un ou plusieurs vignobles de luxe, dont 80 % se situent dans le Bordelais, via les groupements fonciers viticoles. Plusieurs banques en ligne développent un argumentaire séduisant pour franchir le pas, assurant que sur le long terme, l’investissement se révèle lucratif. Lors de la vente des parts, la plus-value peut être conséquente, particulièrement si le vignoble est réputé. Les AOP (appellations d’origine protégées) ont gagné plus de 200 % du prix de l’hectare en 23 ans, plus de 400 % pour les Saint-Juliens, plus de 800 % pour le Pauillac.

Sans compter là aussi sur les niches fiscales : les fameux groupements fonciers viticoles étaient exonérés de feu l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) à hauteur de 75 % dans la limite de 101 897 € et à hauteur de 50 % au-delà de ce seuil. Comme dans n’importe quelle autre multinationale cotée en bourse, les actionnaires ne savent pas et ne cherchent pas à savoir à quel prix se paient ces spéculations, en particulier pour ceux qui sont en première ligne : les ouvriers viticoles et les employés.

Le château de Rayne-Vigneau, un bâtiment classé à Bommes — Source : Wikimedia

Pour Stéphanie, tout a commencé le 9 février 2016. Lorsqu’elle arrive en voiture pour se garer dans l’arrière-cour du château, elle découvre une propriété du XVIIe siècle en déclin. Le grillage blanchâtre est rouillé. Le crépi ocre des murs rongés par le temps laisse apparaître l’empilement des pierres à bâtir. Les fenêtres, toutes fermées, ont des volets en bois blanc écaillés. Sur le côté, en lettres cursives, le nom du château est indiqué. Des engins de travaux viticoles rouge, vert et bleu, sont disposés en désordre à l’arrière. Différents bâtiments délabrés datant de la même époque l’entourent.

Ses débuts ont été marqués par la défiance du directeur qui la menaçait régulièrement d’un « toi, je ne suis pas sûr de te garder ». « J’avais l’impression qu’il n’aimait pas les Médocains. Moi je suis originaire du Médoc. Il avait un a priori très négatif sur moi. » Elle ne se démonte pas et s’intéresse à ce nouveau métier. Elle se forme et acquiert des compétences dans la conduite de tracteurs et d’enjambeurs. Malgré cette polyvalence, sa catégorie restera celle d’une ouvrière de base. Pas question pour le directeur d’augmenter son salaire.

« Les femmes qui travaillent dans ces milieux doivent toujours prouver leurs capacités. Ce sont des métiers où il faut avoir une certaine corpulence pour supporter. Parfois, je mettais un peu plus de temps qu’un homme, mais mon travail était bien fait », explique-t-elle. Sans compter les dangers auxquels une femme est davantage exposée lorsqu’elle travaille seule sur une parcelle. Un jour, Stéphanie a eu la peur de sa vie en voyant débouler trois hommes pour voler du matériel. Son chien lui a toujours sauvé la mise.

Ni eau courante ni électricité

À cette époque, alors qu’elle subit des violences de la part de son compagnon, elle décide de se sauver et se joint aux autres ouvriers de la vigne, logeant dans une petite maison située à l’arrière du château. Elle y est désormais logée et nourrie. « C’était totalement insalubre. Les chambres n’étaient pas chauffées. Les matelas étaient au sol et lorsqu’il pleuvait, la cuisine était inondée. On a vécu dans le froid et l’humidité pendant des mois sans que cela ne gêne personne. » Stéphanie est le symbole d’une jeunesse salariée précaire présente dans l’ensemble du territoire girondin.

Il disait avec un pantalon de chasseur et coiffé d’un chapeau de Tyrol vert avec sa plume d’oiseau  : “Eh bien, il suffit d’aller chercher quelques nègres sur les bateaux”

Dans un rapport de l’Observatoire girondin de la pauvreté et de la précarité, daté de février 2017, la liste des particularités liées à la vigne est longue : « compte tenu de leurs conditions d’emploi et de travail, cette surreprésentation des ouvriers agricoles implique à la fois des conséquences sociales, et, à un moindre degré, sanitaires. De fait, les ouvriers agricoles touchent des rémunérations annuelles parmi les plus basses, en raison d’un faible ratio horaire se combinant avec la saisonnalité de leurs travaux, s’y ajoute une précarité importante avec une forte rotation du personnel favorisant, à l’échelle des territoires, le chômage et les retraits, plus ou moins temporaires, de l’activité. La pauvreté est nettement plus fréquente dans une grande partie des espaces ruraux girondins qu’elle ne l’est dans les espaces ruraux du Grand Sud-Ouest où les ouvriers agricoles sont beaucoup moins présents alors que les exploitants indépendants y sont davantage surreprésentés. »

Au bout de huit mois, le propriétaire décide de raser cette dépendance. Il ne reste plus que le château lui-même pour loger les employés. Les jeunes ouvriers déménagent au rez-de-chaussée de l’ancienne demeure bourgeoise, avec vieux parquet, cheminées en marbre, et stuc au plafond. Le tout infesté de rats et de souris. Il n’y a ni eau ni électricité. Ces conditions de logement, pires que les précédentes, ne semblent poser aucun problème ni au directeur ni au propriétaire. D’ailleurs, Stéphanie aperçoit une fois tous les trois mois l’avocat d’affaires parisien qui loge dans un grand hôtel à Bordeaux.

Elle en garde un seul souvenir marquant : « Une fois où il s’est rendu sur une parcelle, je l’ai entendu échanger avec le directeur sur la difficulté de trouver de la main-d’œuvre. Il disait avec un pantalon de chasseur et coiffé d’un chapeau de Tyrol vert avec sa plume d’oiseau : “Eh bien, il suffit d’aller chercher quelques nègres sur les bateaux” ». Stéphanie n’en croit pas ses oreilles, mais continue de tailler avec son sécateur électrique. « La vigne, ça n’intéressait pas ce Monsieur, c’est juste un investissement financier. Il nous considérait comme des petites gens. C’est à peine si on avait droit à un regard. Peu à peu, on a vu arriver ses deux filles pour gérer la communication de la propriété. »

On observe, dans l’espace rural girondin, des surmortalités violentes (accidents, suicides et homicides) et des surmortalités par maladies infectieuses et respiratoires.

En attendant, rien ne change pour les quatre salariés. Pour améliorer leurs chambres, les jeunes bricolent, repeignent, aménagent des placards, installent des plaques chauffantes et des chauffages d’appoints aux frais du château. En dehors, bien sûr, de leurs heures de travail. En période estivale, ils démarrent à 6 heures du matin pour finir à 13 heures. Parfois, ils sont sollicités deux heures en soirée, de 18 h à 20 h. Des Espagnols, Portugais, Roumains ou Bulgares sont embauchés en intérim pour les vendanges et passent le double d’heures sur les parcelles au même salaire.

Stéphanie se souvient de la quantité d’accidents survenus sur la propriété. « À chaque fois, j’ai vu des gens avec des coupures aux mains plus ou moins graves, à cause des sécateurs électriques. Comme ils sont plus rapides, ils imposent un rythme infernal et on a beaucoup plus de chances de se blesser qu’avec un sécateur manuel. » D’autres maladies liées aux pesticides utilisés dans ce vignoble n’ont même pas été déclarées. Pourtant tous les ouvriers qui ont épampré des produits phytosanitaires ont ressenti des effets immédiats.

Lorsqu’un des collègues de Stéphanie passait le soufre sur les parcelles, « il rentrait le soir avec des plaques rouges sur le corps. Quant à celui qui pulvérisait la vigne, il lui est arrivé d’avoir des épisodes féroces de diarrhée. Mais déjà qu’on était mal payés et mal logés, ça ne nous est même pas venu à l’idée de nous plaindre pour ces pesticides. » Là encore, le rapport de l’Observatoire girondin de la pauvreté et la précarité enfonce le clou : « On observe, dans l’espace rural girondin, des surmortalités violentes (accidents, suicides et homicides) et des surmortalités par maladies infectieuses et respiratoires, rarement observées dans les autres espaces ruraux du Grand Sud-Ouest, où elles sont plutôt sous-représentées. »

Le noyau dur de quatre employés permanents, qui se baptisent « les polyvaillants », tient bon. Mais, peu à peu, l’avocat d’affaires se fait avare et rechigne à payer ses fournisseurs et ses employés. « Monsieur F. est très riche, mais il ne payait plus les salaires en temps et en heure. » L’ambiance se dégrade et même le directeur peine à faire le lien. Un jour, en descendant d’un tracteur, Stéphanie se fait une entorse et une déchirure du ligament. Elle est arrêtée pendant plus de trois mois et, sans surprise, son contrat de travail n’est pas renouvelé. Au chômage, elle guérit doucement de cette blessure. « Dès que je serai d’attaque, je déposerai ma candidature dans une boîte d’intérim pour tenter ma chance dans un autre château. Je n’ai pas le choix. »

Note d’intention de l’autrice

Les Raisins de la misère, mon premier livre, a été publié le 3 octobre 2018 aux éditions du Rouergue. C’est une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais. Ce travail de longue haleine a commencé il y a trois ans. Après avoir repéré une note statistique de l’Insee qui délimitait un « couloir de la pauvreté », de 260 kilomètres de long sur 50 kilomètres de large, j’ai entrepris de le parcourir pour comprendre les raisons de ce taux si élevé de personnes au chômage. Pourquoi ce couloir, qui n’existe nulle part ailleurs en France, se trouvait-il là, autour de la grande agglomération de Bordeaux, allant du nord Médoc jusqu’à Marmande ?

Sur place, j’admire des châteaux somptueux et des étendues de vignes magnifiques. Temples du luxe, de l’industrie, de la boisson ou de la communication, les Chanel, Louis Vuitton, Dassault, Kering ou Castel ont misé sur le prestige des grands crus bordelais. Ces milliardaires au top 50 des plus grandes fortunes de France se trouvaient donc tous dans ce couloir de la pauvreté. La carte des grands crus et celle de la pauvreté se confondaient. Mais quel était le lien ? L’économie de la vigne : un des plus importants débouchés en termes d’emploi pour la région.

Peu à peu, j’ai découvert l’influence et le rôle des châteaux, le développement croissant des prestataires de service, le fonctionnement spécifique du business viticole bordelais, avec ses négociants et ses courtiers. Peu à peu, j’ai approché les conditions de travail difficiles des petites mains, l’explosion des marchands de sommeil, une occultation méthodique de l’exploitation, et une machine à produire les pires inégalités. Derrière le vernis glamour de l’œnotourisme et des grands crus, j’ai découvert une sombre réalité, où les hommes et les femmes ont bien peu de valeur face à une grappe de raisin. Pour la Revue Far Ouest, j’ai proposé d’écrire un droit de suite, sorte de prolongation de l’enquête, après mon passage dans le Bordelais, une fois le livre publié. Voilà en trois épisodes, le récit de rencontres inédites ou inattendues, qui sont venues confirmer l’ampleur d’un déni organisé.

Image de couverture : Unslpash

Ixchel DELAPORTE
Ixchel Delaporte est journaliste à l’Humanité depuis seize ans. Pendant plusieurs années, elle a arpenté les quartiers populaires et donné la parole à ceux qui les habitent. Elle a aussi tendu son micro et produit trois documentaires pour France Culture. Aujourd’hui, elle travaille sur la pauvreté en France. Les Raisins de la misère, une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais (Le Rouergue) est son premier livre.
Retrouvez cet article dans le feuilleton :

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