Dans la vallée d’Aspe, une ligne de train mythique a son sort suspendu depuis les années 1970 et un accident. Sa réouverture est presque acquise malgré des oppositions. En filigrane se joue une bataille entre le rail et la route et l’histoire des Pyrénées au XXe siècle.
Entre les montagnes aspoises qui s’élancent vers le ciel et menacent de s’embrasser, deux rails serpentent toujours, disparaissant parfois dans le ventre des pentes encaissées. Ils n’ont pas vu de trains les emprunter depuis 1970 et des herbes folles courent autour. Construite au début du XXe siècle après des années d’une bataille entamée dès le XIXe siècle, la voie ferrée transfrontalière qui reliait Pau à Saragosse a peu à peu conquis un statut mythique de par son histoire.
Trait d’union entre la France et l’Espagne, le Béarn et l’Aragon, elle fut pensée afin d’être un débouché pour une partie du trafic entre les deux pays. « Jamais elle n’aurait concurrencé les lignes littorales aux extrémités des Pyrénées, ce n’était pas l’objectif », assure Régine Péhau-Gerbet, historienne et autrice de plusieurs ouvrages sur la ligne.
Néanmoins, la gare internationale du Canfranc, chef-d’œuvre « d’art déco » situé à la frontière côté espagnol, fut l’une des plus grandes d’Europe au moment de sa construction, inaugurée en grande pompe en 1928. Son faste d’alors va peu à peu tomber en désuétude après l’abandon de la ligne en 1970, suite à la chute d’un train de marchandises au pont de l’Estanguet. Personne n’avait été blessé, mais les pertes matérielles ont été conséquentes : les wagons se sont abîmés dans le fond de vallée et le pont a été arraché par la chute de l’ensemble.
Depuis, l’immense dame de fer juchée à plus de 1 100 mètres d’altitude sur les montagnes aragonaises n’a pas perdu de sa superbe, mais un temps fermée par des planches en bois, elle a connu l’abandon. Les wagons délabrés font le bonheur des instagrameurs qui s’en servent pour décor photo, hashtag #canfrancestacion, assorties de longues phrases inspirées sur le fait de ne pas laisser passer le train de la vie.
Des explorateurs de bâtiments abandonnés (urbex) sont venus pousser les planches jusqu’à ce que la région aragonaise propose des visites du hall de gare à des touristes plus classiques et vende le reste pour construire un hôtel de luxe et un refuge pour pèlerins. Les travaux sont en cours.
Symbole de la vallée
« Quelle famille de la vallée n’a pas de membres qui ont travaillé sur ou pour la ligne ? » interroge Jean-Luc Palacio, membre du Creloc (Comité pour la réouverture de la ligne Oloron-Canfranc). La construction de la ligne a mobilisé des centaines d’ouvriers. C’est l’objet de l’un des livres de Régine Péhau-Gervet intitulé Le transpyrénéen en vallée d’aspe, une construction et des hommes paru en 2013. Pour l’écrire, elle a interrogé des ouvriers et leurs descendants qui avaient participé à la construction du train dans les premières décennies du XXe siècle.
L’historienne estime que « 75 à 85 % de la main d’œuvre est espagnole », car « les conditions de travail, mais surtout de logement sont difficiles, les ouvriers français déclinent. » Un village éphémère, baptisé les Forges d’Abel, voit le jour. Le lieu est composé principalement de baraques en bois que les ouvriers ont construit eux-mêmes.
Le travail abattu entre 1902 — date de début des travaux — et 1928 — date d’ouverture de la ligne — est titanesque : le relief très escarpé a poussé les hommes à se dépasser sur les réalisations techniques. La ligne est ainsi ponctuée de multiples ouvrages d’art impressionnants, dont un tunnel hélicoïdal. Véritable prouesse technique construite en 1909 près d’Urdos, qui monte en escargot afin de réduire le degré d’inclinaison de la pente.
Lorsque la ligne ouvre en 1928, elle est vite rattrapée par la crise économique qui se déclenche juste après et le nombre de voyageurs par jour n’est pas à la hauteur des attentes. Les lenteurs de la douane et l’obligation de changer de train à la frontière, car l’écartement des rails n’est pas le même en France et en Espagne, rendent le trajet peu attractif. Le fracas de la guerre civile espagnole va encore lui mettre un coup puisqu’elle ferme totalement entre 1936 et 1940. Lorsqu’elle rouvre en 1940, principalement pour le trafic de marchandise et en plein conflit de la Seconde Guerre mondiale, le chef des douanes Albert Le Lay aide des juifs et des résistants à fuir la France.
À partir de 1942, la gare est occupée par les Allemands. Canfranc est la seule commune espagnole qui connaît l’occupation du fait de son statut international. « Le train de la liberté pour les résistants et les victimes de la persécution nazie se fait au nez et à la barbe des occupants », commente Régine Péhau-Gerbet. En 2000, Jonathan Diaz retrouve des documents qui prouvent qu’un trafic organisé entre L’Espagne, le Portugal, la Suisse et les nazis a vu plus de 80 tonnes d’or transiter par Canfranc.
Une folle rumeur courra dans la vallée : la SNCF aurait elle-même organisé l’accident pour fermer la ligne.
Les nazis achetaient du minerai et du tungstène, utilisé pour le blindage, contre de l’or qui pourrait venir pour partie des camps de concentration. Certains pensent que des lingots abandonnés dorment encore dans la gare en travaux et quelques chercheurs de trésor ont tenté leur chance, sans succès.
La fin de la Seconde Guerre mondiale ne signe pas la fin des ennuis de la ligne : « en 1945, Franco mure la ligne jusqu’en 1949 pour ne pas que les républicains fuient », reprend l’historienne. Lors de la réouverture, le trafic est assez modeste, avec quelques embellies comme en 1958 où le centenaire de l’apparition de la vierge à Lourdes attire un flot de voyageurs désireux de se rendre aux festivités.
Elle sert également à exporter du maïs français vers l’Aragon jusqu’à l’accident de 1970 qui scelle son sort pour plusieurs décennies. Lorsque le train s’abîme dans le Gave entraînant avec lui le pont de l’Estanguet, la direction de la SNCF ne souhaite pas investir dans des travaux pour une ligne qui ne lui semble pas rentable. Une folle rumeur courra dans la vallée : la SNCF aurait elle-même organisé l’accident pour fermer la ligne.
Si rien n’indique que tel était le cas, que l’hypothèse ait pu paraître crédible à des habitants montre le désintérêt flagrant dont la compagnie ferroviaire fait montre envers le transpyrénéen. La ligne est d’ailleurs toujours ouverte administrativement, mais l’arrachage du pont et le refus de le reconstruire ont empêché tout train d’y circuler depuis lors.
Train passé ou train d’avenir ?
Côté français, afin de « désencaisser » la vallée d’Aspe, les autorités locales ont construit dans les années 2000 une nationale prolongée par un nouveau tunnel, parallèle à celui de la ligne de chemin de fer. Il matérialise la frontière franco-espagnole : celui du Somport. La route agrandie à cette occasion a vu affluer les poids lourds. La route a gagné la première bataille, mais est-ce la fin de la guerre ?
Des habitants de la vallée n’ont jamais désarmé pour obtenir la réouverture de la ligne. Ils sont réunis dans un collectif, sous l’acronyme Creloc (Comité pour la réouverture de la ligne Oloron-Canfranc). Ils ont reçu le soutien du président de la région Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset, qui appuie le projet de réouverture. Depuis le début de son mandat, deux tronçons ont déjà été rouverts : Pau-Oloron en 2011 puis Oloron-Bedous en 2016.
Il reste un peu plus de trente kilomètres de ligne abandonnée entre Bedous et Canfranc. Régine Péhau-Gerbet fait le parallèle avec le député qui a lutté pour l’ouverture de la ligne au XIXe siècle : « La figure d’Alain Rousset rappelle un peu celle de Louis Barthou qui promet de faire aboutir le chemin de fer en 1889. Il devient ministre des Travaux publics en 1894, mais se heurte à l’hostilité des autres vallées. » L’on se battait alors pour avoir le privilège d’être LA vallée qui accueillerait le transpyrénéen, promesse de modernité et de trafic. Au terme de plusieurs décennies d’incertitude, c’est finalement Aspe qui remporta la bataille.
Du côté des partisans de la réouverture, l’argument phare est celui de l’écologie. Jean-Luc Palacio, du Creloc, en est persuadé : « aujourd’hui avec les enjeux climatiques, les transports fluviaux et le train sont les modes de transport les plus pertinents. » Ils parient sur un report des mobilités vers le rail et donc un délaissement de la route.
Il l’a constaté avec la réouverture de la portion jusqu’à Oloron : « quand ça s’y prête bien, le train gagne des parts. Pau-Oloron a un attrait puisque les abonnements ont été multipliés par dix depuis la réouverture de ce tronçon. » Dans cette petite vallée très encaissée située dans les premiers contreforts des Pyrénées, la question du transport est l’un des points centraux du débat public.
La construction du tunnel routier du Somport au tout début des années 2000 a été contestée par les habitants de la vallée qui voient désormais passer les camions à quelques mètres de certaines habitations. Et dans l’espace réduit du fond de vallée, il ne faut pas rater un virage. C’est ce qui est arrivé à un chauffeur routier le 27 septembre 2018 : son camion a chuté de plusieurs mètres vers le Gave qui serpente en contrebas. Il est décédé. Sa cargaison constituée de matières dangereuses, 12 000 litres de chlorite de sodium, s’est déversée dans le Gave réveillant l’exaspération des riverains sur la question des camions.
Bataille entre la route et le train
Tout le monde est d’accord sur le constat : 400 camions — jusqu’à 700 en été — qui empruntent chaque jour la RN 134, en l’état actuel de la chaussée, c’est trop. Les solutions, elles, divergent : certains souhaiteraient aménager la RN 134 en quatre voies sur les portions où c’est possible, d’autres interdire le transport de matières dangereuses sur cette route de montagne, d’autres encore voudraient rouvrir la ligne de train afin de reporter une partie du trafic sur les rails.
Les opposants à la réouverture pointent son coût financier : 400 millions d’euros pour réhabiliter la ligne sur le tronçon de 33 kilomètres actuellement fermé. Ils jugent que la balance gains attendus/investissement public n’est pas au rendez-vous. Les partisans et opposants se livrent à une bataille de chiffres sur les hypothèses du nombre de tonnes de fret pouvant transiter par an par la voie ferrée.
Pour Jean-Luc Palacio, il s’agit d’une erreur de perspective, car selon lui : « la demande vient après l’offre ». Et le Creloc ainsi que son homologue espagnol le Crefco (Coordinadora para la reapertura del ferrocarril Canfranc-Olorón) ont interrogé des entreprises et certaines se montreraient intéressées par la possibilité de recourir à du fret ferroviaire, à l’image de l’usine Opel située à Saragosse. La ville espagnole est d’ailleurs l’une des premières plateformes logistiques du pays, ce qui aux yeux des défenseurs de la ligne montre le potentiel inusité du fret transfrontalier. « Le projet a sa pertinence, il peut soulager le trafic routier et les axes côtiers », ajoute-t-il.
Aujourd’hui, le dossier est bien avancé, des enquêtes de faisabilité ont déjà été menées, d’autres enquêtes d’impact environnemental sont encore en cours. Si les résultats qu’elles livrent sont encourageants, l’Europe accepterait de financer 50 % du coût des travaux, laissant le reste aux mains de la région Nouvelle-Aquitaine.
Du côté de l’Aragon, l’Espagne a déjà investi pour revoir l’écartement des rails au niveau européen et faciliter la circulation des trains. « La décision de principe de réouverture de la ligne, on pense qu’elle a été prise en 2013 », ajoute Jean Luc Palacio. Cependant, tout reste à faire, établir les financements précis, démarrer les travaux et abattre les dernières réticences.
La ligne semble voir le bout du tunnel. Une bonne nouvelle pour Jean-Luc Palacio qui milite au Creloc depuis sa création en 1986 : « Il y a une charge affective sur ce train. Dans un train, on échange, c’est un lieu de sociabilité. » Il espère aussi que la ligne amènera un peu de monde dans une vallée qui subit une déprise démographique : « C’est comme la vie qui revient. »