Dans le village de Vayres, nulle trace de pauvreté mais des maisons alignées et de charmants potagers. Derrière ces jolies façades se cache pourtant une grande pauvreté. Jeanne et Michel ont du parfois se priver de manger ; aujourd’hui ils survivent grâce au Secours Populaire. À l’ombre des grands châteaux de Saint-Émilion, rencontrez ceux qui subissent « le couloir de la pauvreté ».
Comme me l’ont dit les habitants du couloir de la pauvreté, les transports ne permettent pas de se rendre directement d’une ville du Bordelais à une autre, sans être obligé de passer par Bordeaux. Pendant trois jours, j’ai pris le train de Soulac à Bordeaux, puis de Bordeaux à Libourne et enfin de Bordeaux à Langon. Des heures à aller dans un sens et dans l’autre, à ausculter ce paysage rempli de vignes à perte de vue. Des heures à me demander si j’aurais le plaisir de retrouver, lors des débats et des signatures, des personnages du livre.
Quand je suis arrivée à la librairie de l’Acacia à Libourne, quelle ne fut pas ma surprise de voir se présenter à moi une petite dame à la voix douce et aux yeux pétillants ? « Je suis Marie-Paule, bénévole au Secours populaire. Malheureusement, je n’ai pas pu venir avec Jeanne. Elle a eu un empêchement, peut-être qu’elle n’a pas osé… » Quand j’ai commencé à travailler sur la pauvreté des mois auparavant, j’avais contacté les associations caritatives. Marie-Paule m’avait alors orienté vers Jeanne, une bénéficiaire du Secours populaire. Nous avions discuté au téléphone et Jeanne avait accepté ma visite chez elle. C’était en juillet.
Les Pauvres invisibles
Son village, Vayres, en bordure de Dordogne, tout près de Libourne, n’a pas reçu les honneurs de Saint-Émilion, classé par l’UNESCO en 1997. Pourtant le bourg est charmant et possède quelques châteaux. Ici, nulle trace visible du couloir de la pauvreté, ainsi nommé par les statisticiens de l’Insee en 2011, dans une note de quatre pages qui croisait leurs données statistiques avec celles de la CAF (Caisse d’allocations familiales) et de la MSA (Mutualité sociale agricole). Elle détaillait le sort d’environ 60 000 personnes de moins de 65 ans vivant sous le seuil de pauvreté. Le couloir part de la pointe nord du Médoc, passe sur la rive droite de l’estuaire à la hauteur de Blaye. Il embrasse ensuite le Libournais, le Sauternais et le Langonais. Ce couloir, qui dessine une sorte de croissant, termine sa course et se referme à Agen et Villeneuve-sur-Lot.
L’état décrépi de certaines villes (Lesparre-Médoc, Pauillac, Libourne, Castillon-la Bataille, Langon), à la limite de l’abandon, était visible à l’œil nu. En revanche, tout au long de mon enquête, j’ai été frappée par l’invisibilité prégnante des très pauvres. Il faut croire qu’à la campagne, la misère se cache. Jeanne vit avec son mari Michel dans une maisonnette couleur crème accolée à une autre similaire dans un petit lotissement HLM. Toutes ont une clôture verte en plastique. J’ai rendez-vous à 14 heures, mais à part un chien qui aboie derrière le rideau, pas une âme qui vienne m’ouvrir.
Jusqu’à ce qu’un homme, son mari sans doute, me dise dans l’embrasure de la porte et en articulant avec difficulté, que Jeanne était partie aux mûres. Elle devrait rentrer dans une demi-heure. J’attends puis je continue à marcher le long du chemin qui borde ce petit ensemble. Je découvre de belles demeures en pierre, de beaux jardins et même une piscine. Il y a aussi de grands lambeaux de terre bien travaillés, des légumes qui poussent à foison. Je tourne autour de la maison de Jeanne. Je devine une seule chambre. Elle finit par arriver en voiture, une Renault 5 achetée à crédit, 390 euros par mois. Encore un an et demi à payer et elle sera vraiment à eux.
Une petite femme maigrelette sort de la voiture avec deux paniers pleins de mûres. Elle me salue et me lance avec un sourire : « Je vais pouvoir faire de la confiture. » Ses dents du bonheur lui donnent un léger zozotement. Le visage fatigué, Jeanne me fait entrer chez elle. Son mari est accoudé au bout d’une longue table en bois rectangulaire. Assis comme une statue, il regarde la télévision, un grand écran posé sur un buffet en bois. Je m’assois aussi à cette table. Face à moi, un mur de photographies d’enfants, de vieux, de petits enfants, des portraits à l’ancienne, et d’autres mal imprimées faites avec des téléphones portables, dans des cadres en bois, en fils de fer, en forme de cœur ou en papier.
La vie de Jeanne défile sous mes yeux dans le désordre. Il y a ses enfants, Nicolas, son « drôle », surnom affectueux donné aux enfants dans la région, avec son frère et sa sœur, les petits-enfants, les anciennes compagnes, les nouvelles, les arrière-petits-enfants aussi. Nicolas, la quarantaine, c’est le petit dernier. Il vit paralysé à cause d’une opération du dos. « Il était tractoriste intérimaire chez Banton et Lauret. Un jour, il a fallu arrêter la vigne à cause du dos. On lui a fait une arthrodèse lombaire, mais on lui a touché un nerf. Depuis, il est en fauteuil. » Son autre fils, Christophe, adore son métier de croque-mort aux pompes funèbres de Libourne. « Il me dit qu’il fait ses morts. Il les lave, il les prépare, il est porteur aussi. Sauf, les enfants. Un jour, il en a fait un de trois ans, il s’est retrouvé à l’hôpital. Ça l’a rendu malade. Il ne l’a plus jamais refait. »
Jeanne me montre une photo d’elle avant. Elle était obèse au point de ne plus pouvoir marcher, clouée sur un fauteuil roulant. Elle parle des quinze ans passés au chevet de sa mère leucémique qui a porté neuf enfants. C’était à Angoulême. C’est là-bas qu’elle a rencontré son mari, les deux mangeaient à la soupe du Secours populaire. Jeanne était devenue une bénévole très active. Elle s’est fait réduire l’estomac pour perdre du poids. C’est à cette période que le couple aménage à Vayres, au sud de Libourne. Son état de santé les a favorisés pour trouver un logement social. « Dans ma tête, j’étais prête. Ce n’est pas une opération anodine. Il faut le faire pour soi-même. »
Pas de « petits plaisirs »
Depuis quelques années, Jeanne et Michel mangent avec ce que leur donne le Secours populaire et l’Auberge du cœur à Libourne. Dès le milieu du mois, avec tout ce qu’il y a à payer, il ne leur reste que 30 euros. Le loyer, les dettes à rembourser, les charges, la voiture. Jeanne a travaillé pendant trente ans dans la restauration. Quand elle a pris sa retraite, elle s’est aperçue que son patron n’avait pas déclaré sa retraite complémentaire. Elle perd 180 euros sur ses maigres 800 euros.
On n’a pas été bien gâtés par la vie
Son mari, ancien maçon, soudeur, électricien, touche une allocation adulte handicapé de 800 euros depuis quatre ans, depuis sa double rupture d’anévrisme. « Je ne peux pas me baisser. Je ne dois pas porter des choses, ne pas m’exposer au soleil », me dit-il lentement. Rocky le petit chien qu’on a offert à Jeanne pour ses 63 ans aboie tout d’un coup. « Chut, Rocky, tais-toi ! » La porte-fenêtre qui donne sur une minuscule terrasse claque à cause du vent. Jeanne cale une chaise.
Il est arrivé que le couple soit obligé de ne pas manger. « Mon mari surtout se privait pour moi, parce que je suis diabétique. On n’a pas eu de chance. Et encore maintenant. Mes voisines me disent que je suis courageuse. Moi je ne sais pas. J’ai pas le choix. » Elle fait un mouvement de main comme pour rassembler des miettes sur la table, mais rien ne tombe. La nappe cirée avec de grandes tours Eiffel noires et blanches est très propre. Avec ses cheveux en arrière, tenus par un élastique à paillettes, Jeanne dit que des petits plaisirs, il n’y en a pas. Aucun très précisément. « Même les vacances, aller voir des amis à La Rochelle à 80 kilomètres, on ne peut pas se le permettre. Pourtant j’ai été invité à un mariage en septembre. Mais… » Elle hausse les épaules et détourne le regard.
Jeanne me fait visiter la maison. Dans la chambrette, un lit double et un autre lit de camp pour le fils de Michel remplissent l’espace. Ces jours-ci, ils dorment à trois dans la chambre avec le fils de son mari, Jérôme. Il a débarqué de Toulouse en catastrophe pour trouver un travail et un logement. Il est boulanger de métier. À 30 ans, il a honte de sourire. Il lui manque quelques dents. Jeanne ne sait pas pourquoi il a dû partir, peut-être des mauvaises fréquentations. « Il pourrait dormir sur le canapé, mais il se lève sur les coups de midi alors, non, ce n’est pas possible. »
Le mur de droite, face au lit, est recouvert de dizaines de photos. Des très anciennes, comme cette petite photo d’identité de son père soldat, blessé après la guerre. Il est beau et jeune avec un visage d’ange et un béret. Je demande : « La guerre d’Algérie ? » Jeanne me répond : « Non, non l’autre d’avant, la guerre de 45 ». Elle a peu connu son père. Elle est la quatrième sur neuf enfants. « On n’a pas été bien gâtés par la vie », soupire-t-elle.
Nous sortons de la chambre pour aller voir le tout petit potager de quelques mètres carrés, sur le côté droit de la maison. De belles tomates rougissent. Michel s’égaye un peu. « Quand vous reviendrez, on vous fera un repas avec du foie gras et des tomates du jardin. » « Et du vin ? », j’ajoute pour plaisanter. « Non non pas de vin, on n’en boit plus depuis longtemps. Du jus de pomme bio ! »
À mon retour à Paris, quelques jours après les rencontres avec les lecteurs du Bordelais, Marie-Paule du Secours populaire de Libourne, professeure d’anglais à la retraite, m’envoie ce message par mail : « Bonjour, Ixchel, j’ai été ravie de mettre un visage sur un nom. J’ai bien lu ton livre et il m’a replongé de nombreuses années en arrière après sept ans à Toronto, j’ai été nommée aux Eglisottes-et-Chalaures où l’usine Baudou fermait, la papeterie de Navarre aussi et la misère s’installait. Mais j’y suis restée vingt ans et rencontrée des gens pauvres, mais merveilleux. Je les ai amenés au théâtre, en voyage, etc.Tu as décrit tous les gens que j’ai côtoyés au Secours populaire et même certains dans des conditions encore pires. »
Note d’intention de l’autrice
Les Raisins de la misère, mon premier livre, a été publié le 3 octobre 2018 aux éditions du Rouergue. C’est une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais. Ce travail de longue haleine a commencé il y a trois ans. Après avoir repéré une note statistique de l’Insee qui délimitait un « couloir de la pauvreté », de 260 kilomètres de long sur 50 kilomètres de large, j’ai entrepris de le parcourir pour comprendre les raisons de ce taux si élevé de personnes au chômage. Pourquoi ce couloir, qui n’existe nulle part ailleurs en France, se trouvait-il là, autour de la grande agglomération de Bordeaux, allant du nord Médoc jusqu’à Marmande ?
Sur place, j’admire des châteaux somptueux et des étendues de vignes magnifiques. Temples du luxe, de l’industrie, de la boisson ou de la communication, les Chanel, Louis Vuitton, Dassault, Kering ou Castel ont misé sur le prestige des grands crus bordelais. Ces milliardaires au top 50 des plus grandes fortunes de France se trouvaient donc tous dans ce couloir de la pauvreté. La carte des grands crus et celle de la pauvreté se confondaient. Mais quel était le lien ? L’économie de la vigne : un des plus importants débouchés en termes d’emploi pour la région.
Peu à peu, j’ai découvert l’influence et le rôle des châteaux, le développement croissant des prestataires de service, le fonctionnement spécifique du business viticole bordelais, avec ses négociants et ses courtiers. Peu à peu, j’ai approché les conditions de travail difficiles des petites mains, l’explosion des marchands de sommeil, une occultation méthodique de l’exploitation, et une machine à produire les pires inégalités. Derrière le vernis glamour de l’œnotourisme et des grands crus, j’ai découvert une sombre réalité, où les hommes et les femmes ont bien peu de valeur face à une grappe de raisin. Pour la Revue Far Ouest, j’ai proposé d’écrire un droit de suite, sorte de prolongation de l’enquête, après mon passage dans le Bordelais, une fois le livre publié. Voilà en trois épisodes, le récit de rencontres inédites ou inattendues, qui sont venues confirmer l’ampleur d’un déni organisé.
Image de couverture : Vayres, début du XXe siècle