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Mercredi 15 mai 2019
par Laurent Perpigna Iban
Laurent Perpigna Iban
Il travaille principalement sur la question des nations sans états, des luttes d'émancipation des peuples aux processus politiques en cours, des minorités, et des réfugiés. Il est souvent sur la route du proche et du moyen Orient pour son site Folklore du quotidien.

Deux rues du centre-ville de Bordeaux possèdent désormais leur panneau en occitan. Pour l’association qui a organisé cette initiative, l’enjeu est double : lutter contre l’effacement volontaire de la culture occitane à Bordeaux, et promouvoir sa langue, afin d’en assurer la survie.

Ce 8 mai 2019, quelques mots de gascon s’échappent de la place Fernand Lafargue, au cœur de Bordeaux. Des drapeaux frappés de la croix occitane fendent le paysage, sous le regard curieux des passants : dans les rues de la capitale girondine, c’est une scène peu commune qui est en train de se dérouler.

Une cinquantaine de personnes, de tout âge, ont répondu à l’appel de l’association Ostau Occitan (prononcer Oustao, maison en gascon). Ensemble, ils vont rendre à la rue Saint-James et à la rue Bouquière leurs appellations d’antan.

Cet acte symbolique a, pour beaucoup de participants, un goût de revanche : alors que les autres grandes agglomérations du Sud-Ouest ont presque toutes mis en avant leur patrimoine culturel occitan, Bordeaux fait figure d’éternelle réfractaire. Une trentaine de minutes plus tard, le champagne coule à flots : « On espère que ce sont les premières plaques d’une longue série dans les rues de Bordeaux », s’exclame une participante.

L’Occitanie et le gascon en question

La création de la région administrative « Occitanie » — fusion de treize départements des Midi-Pyrénées et du Languedoc-Roussillon en 2016 — est pour le moins confusante. L’Occitanie, en tant que région culturelle et linguistique est identifiée depuis l’Empire romain et déborde largement de la désormais Occitanie administrative : son territoire s’étend très largement depuis la côte atlantique jusqu’à la Méditerranée, débordant légèrement sur les États espagnols et italiens. Le ciment de l’identité occitane, c’est avant tout une langue, divisée en de nombreux dialectes : le languedocien, le provençal, l’auvergnat en sont les plus connus.

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Carte de l’Occitanie, avec les noms occitans — Source : Wikimedia

Dans le Sud-Ouest de la France, c’est le gascon — groupe dialectal à lui tout seul — qui prévaut, comme l’explique Julien Pearson, guide conférencier et adhérent de Ostau Occitan : « Le gascon est une variante très originale de l’occitan, parlé au cœur d’un triangle entre les Pyrénées, l’Atlantique et la Garonne. Lorsque la langue latine s’est installée et s’est développée, il n’y avait pas que des populations celtes sur ce territoire, il y avait également des populations aquitaniques. Et les dernières recherches disponibles sur cette question indiquent qu’ils appartiennent à la même famille que les ancêtres des Basques. Le gascon a donc des particularités tant au niveau de la phonétique que du vocabulaire, par rapport aux autres dialectes occitans », rapporte-t-il.

Les occitanistes ne capitulent pas

L’Ostau Occitan est une association départementale déjà cinquantenaire : fondée en 1968, elle est à affiliée à l’Institut d’études occitanes (IEO), une organisation nationale créée à la libération par d’anciens résistants, avec pour objectif d’assurer la promotion et la défense de la langue occitane.

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Rues renommées à Bordeaux — Photo : Laurent Perpigna Iban

Depuis une dizaine d’années, Ostau Occitan s’est enrichie d’une nouvelle vague de militants, bien décidés à mettre en lumière un patrimoine culturel et linguistique pas si oublié qu’il n’en a l’air, comme l’explique Pierre Coussy, porte-parole de l’association : « On parle souvent de la langue occitane comme d’une langue morte, mais ce n’est absolument pas vrai : une enquête sociolinguistique réalisée il y a quelques années indique qu’en Gironde, près de 3 % de la population parle couramment la langue. À ce chiffre, il faut ajouter toutes les personnes qui la comprennent sans pour autant la parler, et ceux qui en possèdent quelques rudiments. Au vu du volume de population à l’échelle du département, c’est tout sauf anecdotique », déclare-t-il.

Loin de l’implication de villes comme Pau, Agen, Toulouse, ou Montpellier, Bordeaux est clairement le mauvais élève de la question occitane, un constat dont les causes sont historiques et bien identifiées : « Il y a une explication sociologique et historique au fait que Bordeaux n’ait jamais assumé son identité occitane. Comme l’a démontré une étude récente, l’enfouissement des racines occitanes de la ville est principalement dû à une volonté du pouvoir politique. Dans un Bordeaux historiquement marchand et cosmopolite, l’occitan a toujours été la langue du petit peuple, et non celle de l’élite politique et économique. Si la bourgeoisie toulousaine n’a elle jamais renié sa culture occitane, l’origine de l’effacement intentionnel de la culture occitane à Bordeaux vient d’une volonté politique », tranche Pierre Coussy.

L’occitan, un outil pour comprendre l’histoire

Alors, place Fernand Lafargue, il flotte comme un parfum de résistance. Chacun garde en mémoire que c’est après une initiative de ce type que la ville de Nice a décidé de procéder au double affichage dans ses rues, et que la ville d’Agen n’a-t-elle franchi le pas… qu’en 2018.

Le choix des rues fait par l’Ostau occitan pour cet acte n’est pas anodin. La rue Saint-James, nom prononcé quasi systématiquement « à l’anglaise » par les bordelais, devrait être en réalité prononcé phonétiquement : cette artère, autrefois voie de pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, doit son nom à la déformation gasconne de Jaime, nom espagnol de Jacques.

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Bienvenue rue « Sent-Jacme » — Photo : Laurent Perpigna

Julien Pearson, qui mène chaque année entre avril et septembre des visites au cœur du Bordeaux occitan, dont certaines en gascon, explique : « Le nom gascon de la rue Bouquière, c’est Boquèira. Parfois, les gens pensent que cela veut dire rue des bouquets. En réalité, cette artère était la rue des bouchers, qui menait jusqu’à la place Ferdinand Lafargue, où se tenait le marché. Chaque rue adjacente à ce marché était spécialisée dans un métier. »

Les visites qu’il mène dans les rues de la ville sont également une véritable plongée dans l’histoire de la cité : « Cette année nous mettons en avant Aliénor, ainsi que Bordeaux au sortir de la guerre de Cent Ans. Il y a également cette année des visites sur la question des plantations dans le domaine agricole ; à cette occasion, nous en profitons pour sortir du centre-ville, du côté de la barrière de Pessac par exemple. »

Les participants l’assurent : « L’occitan n’est pas une invention de quelques intellectuels en manque d’occupations, mais bien un produit de l’histoire », peut-on lire sur un communiqué distribué place Fernand Lafargue. « Une histoire qui permet de recréer du lien social via une identité gasconne trop longtemps oubliée », poursuit Julien Pearson.

Pour cette organisation, revendiquant l’héritage de la République de l’Ormée, l’occitan est victime d’un ethnocide

L’enseignement en occitan, le nerf de la guerre

Si l’association Ostau Occitan organise des cours du soir pour adultes, ils sont parfois désarmés face à de trop nombreuses demandes, et notamment pour les enfants : « Beaucoup de parents nous sollicitent afin que leurs enfants apprennent l’occitan. Nous n’avons pas les moyens d’y répondre, et dans les écoles, il y a rarement des professeurs disponibles et des classes bilingues », témoigne Pierre Coussy.

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La future génération occitane — Photo : Laurent Perpigna Iban

Face à demande en forte hausse, il existe une soixantaine d’écoles bilingues français-occitan « calandretas » (petite alouette en occitan), dont certaines sont sous contrat avec l’éducation nationale ; un nombre bien faible à l’échelle du territoire linguistique occitan. Ce mouvement, né à Pau en 1970, est également présent en Gironde sur la commune de Pessac, depuis 15 ans.

Sur la question de l’éducation, les autorités locales et nationales sont clairement dans le viseur de l’Ostau Occitan : « Au sein de l’éducation nationale, on peut créer des classes où les enfants parlent occitan le matin, et français l’après-midi. La ville du Bouscat a ouvert une classe l’an dernier, il y en a également d’autres, comme à Cussac ou à Langon. Nous souhaiterions qu’il y ait plus d’ouvertures de postes au CAPES ou en agrégation et plus de professeurs en lycées et en collèges », rapporte Pierre Coussy.

Alors que la langue basque, grâce aux Ikastola, connait depuis plusieurs décennies un regain d’intérêt, l’absence de rapport de force politique sur la question du statut de l’occitan semble être le point faible de cette cause.

Mais, face à cela, la riposte s’organise : lors du traditionnel défilé du 1er mai dernier à Bordeaux, le Front populaire pour la République occitane (FPRO) a fait une apparition remarquée dans le cortège bordelais. Pour cette organisation, revendiquant l’héritage de la République de l’Ormée, l’occitan est victime d’un ethnocide : « La suppression des CAE (emplois aidés) a mis en grande difficulté les calandretas et aujourd’hui la énième réforme de l’éducation nationale continue sur ce chemin. La langue occitane est la seule langue d’Europe de plus d’un million de locuteurs qui n’a ni chaîne de TV, ni de radios publiques. Ce n’est pas du mépris pour nos langues, mais une politique volontaire de destruction culturelle de la communauté linguistique occitane », ont-ils déclaré dans un communiqué.

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Rua Boquèira — Photo : Laurent Perpigna Iban

Alors, la frénésie qui entoure certains mots issus ou dérivés du gascon ces dernières années est-elle synonyme d’un regain d’intérêt envers la culture occitane et le gascon ? « Si l’on regarde cela avec un regard positif, oui, car cela peut être un marchepied qui permettra demain aux gens de redécouvrir leur identité, et celle de leur ville. Si cela se limite à employer des termes issus de l’occitan sans volonté d’aller plus loin, alors ce sera vain… » répond Pierre Coussy.

En attendant, tous le savent. La survie de l’occitan et de ses dialectes dépendra directement de la transmission de la langue aux futures générations. Et, par conséquent, des moyens mis en œuvre pour que les plus jeunes y aient accès. Une question d’ordre politique, donc.

Laurent Perpigna Iban
Il travaille principalement sur la question des nations sans états, des luttes d'émancipation des peuples aux processus politiques en cours, des minorités, et des réfugiés. Il est souvent sur la route du proche et du moyen Orient pour son site Folklore du quotidien.
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