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Samedi 1 septembre 2018
par Clémence POSTIS
Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.

Samedi 2 juin 2018, 1 500 auto-stoppeurs participent à une course d’un nouveau genre : la Mad Jacques. De Bordeaux, Paris, Lyon et ailleurs, tous ont le même objectif : rejoindre Chéniers, petit village de la Creuse. En bon partisans du journalisme total, nous avons lustré nos pouces pour participer à cette grande course en auto-stop. Arriverons-nous dans les temps ? Rien n’est moins sûr.

Place Stalingrad, Bordeaux, 7 h 30 du matin. Au pied du Lion bleu, dans la lumière du matin, une trentaine de personnes attendent, sac de randonnée aux pieds. Deux garçons sont déguisés en Princesse Leïa et Han Solo, un duo de filles en Flamands roses. Nous attendons le top départ de la Mad Jacques : une journée pour atteindre Chéniers, un petit village de la Creuse, uniquement en auto-stop !

Pour cette épreuve je suis équipée de mes plus belles chaussures de randonnée, d’un sac énorme élimé auquel pend une tente quechua. En me voyant partir de chez lui ce matin, mon meilleur ami m’a regardé partir en secouant la tête. « J’aimerais tellement que ton toi d’il y a dix ans te regarde… »

Il y a dix ans, sortir sans eye-liner — même pour acheter du pain — était inconcevable. Porter autre chose que des talons ou des ballerines ? Inimaginable également. Lorsque je me sentais d’humeur décontractée, j’acceptais, à contrecœur, d’enfiler une paire de converse. Mais au fond de la personne plus relax que je suis devenue sommeille encore aujourd’hui le petit cœur d’une vraie princesse bourgeoise. Est-il nécessaire de préciser que je n’ai jamais fait de stop ou de camping ? Je refuse formellement d’aller à un festival s’il faut dormir dans une tente et utiliser des douches communes.

La Mad Jacques, l’occasion rêvée pour s’exprimer — Capture d’écran via Mad Jacques  

Ça tombe bien : c’est exactement ce pour quoi j’ai signé avec la Mad Jacques. Une fois arrivée à Chéniers, un festival de 24 heures m’attend sur place, camping compris. Cet événement un peu fou a vu le jour en 2017, après une campagne de crowdfunding réussie en décembre 2016. Si 700 participants s’étaient pressés jusqu’à Chéniers l’an dernier, nous sommes 1500 à relever le défi cette année. Bruno Leal Marques, en charge des partenariats de la course, m’explique le choix de ce petit village. « Il nous fallait un lieu équidistant des grandes villes. Et le moulin de Piot, avec son camping, la rivière, cet espace immense… C’était parfait ! »

L’aventure se fait en duo, autant pour des raisons de sécurité que d’amusement pour m’accompagner dans ce périple, mon charmant camarade Gabriel. En souvenir de notre stage commun chez Revue Far Ouest, notre merveilleux duo est baptisé « Les Stagiaires ». Alors que nous recevons notre kit de survie (gilet jaune et itinéraire conseillé), Gabriel ne se doute pas de ce qui l’attend : une journée à m’entendre râler et pleurnicher : « On a des stylos pour faire nos pancartes ? »

Avec mon profil de prétrentenaire, urbaine et à la recherche de nouvelles expériences, je suis le public cible de la Mad Jacques. « Les participants sont majoritairement des femmes, entre 25 et 35 ans. De jeunes actifs urbains qui cherchent un peu d’aventures. »Chercher l’aventure pour sortir un peu de son quotidien : cela me rappelle les explications de la psychologue Monick Lebrun-Niesing. La Mad Jacques me rappelle les courses d’orientation de l’école primaire. Un brin de compétition, un défi à remplir et un après-midi d’amusement. « Sortir du quotidien, pour un adulte, c’est très salvateur. »

La société a changé ces cinquante dernières années. Les adultes jouaient auparavant un autre rôle dans la société. « Aujourd’hui nous sommes dans la consommation, le plaisir, l’instant. Il faut donc être plus performants, sur tous les plans. » La société nous renvoie également bien plus qu’avant « à notre responsabilité. Le “c’est votre faute”. »

Direction Angoulême

Nous devons rejoindre Angoulême. Ou plutôt : prendre la direction d’Angoulême, nous arrêter sur une aire d’autoroute et prendre la direction de Limoges. Cette petite information est importante dans la suite de nos pérégrinations. Pour le moment il fait encore frais, nous respirons la bonne humeur et Gabriel danse avec son panneau pour attirer le chaland.

Trois changements d’emplacement et deux heures le pouce levé plus tard, je commence déjà à fatiguer. Je suis sur l’application Zenly les autres équipes de Bordeaux. Presque toutes ont réussi à quitter Bordeaux.

« Mon fils insiste pour qu’on vous prenne, nous aussi on va à Angoulême ! » Hamadi est notre premier sauveur. Il vit à Poitiers et y emmène son fils pour le week-end. Avant d’enchaîner sur un parc aquatique, ils déjeunent chez sa sœur à Angoulême. Entre la bonne humeur du père et l’enthousiasme du fils, à 110 km/h sur l’autoroute, Chéniers ne me semble plus si loin.

Jusqu’à ce qu’on se retrouve dans une zone industrielle en périphérie d’Angoulême. Selon Hamadi, il s’agit du meilleur emplacement, l’autoroute pour Limoges est au bout du chemin. Si on se place après le rond-point, tout devrait bien se passer. Il est midi, le soleil commence à cogner, mais à en juger par la progression des autres équipes, nous sommes dans les temps.

Vous vous souvenez qu’il était conseillé de s’arrêter sur une aire d’autoroute pour enchaîner vers Limoges ? Première erreur de parcours. Mais pas la dernière. Assez rapidement, une dame en monospace s’arrête. « Vous êtes mignon avec vos chapeaux de paille ! Je peux vous avancer un peu si vous voulez. » Un peu. L’élément clé de cette phrase est « un peu ». Elle nous lâche trois minutes plus tard, devant l’échangeur. Certes, nous sommes en face de l’autoroute vers Limoges, mais nous sommes aussi en plein milieu d’un rond-point, en contradiction totale avec les règles de sécurité.

« Ruffec ? Oui, oui, c’est sur votre chemin »

Une autre indication du carnet de route de Jacques était de ne pas monter dans n’importe quelle voiture. Voici notre erreur la plus grave. Parce que non, Ruffec n’est absolument pas sur la route de Chéniers. Ruffec est désert un samedi après-midi de mai. Ruffec ressemble à un tombeau d’auto-stoppeurs en herbe.

Une des valeurs de la Mad Jacques est le partage. La rencontre. Dans une Blabla, car, la discussion n’est pas forcément à l’honneur. 

Les heures s’égrènent, la bouteille d’eau se vide, les coups de soleil font leur apparition. Nos petits sauts de puce, au gré des automobilistes gentils, nous rapprochent, mais nous amènent également dans des coins de plus en plus déserts.

Au bord de la D951, en direction de la Souterraine, plus personne ne s’arrête. Je n’y mets pas beaucoup de bonne volonté, je l’admets. « Mais arrête Gabriel ! Baisse le pouce, on va mourir ici de toute façon ! » Je suis assise au bord de la route, prise d’une affreuse migraine, sans eau dans ma gourde. N’y tenant plus, j’appelle pour la troisième fois Jacques Radar. Je réclame la voiture-balai.

« Ah là, vous êtes encore à 1 h 30 de Chéniers, ça fait loin… Bon, si à minuit vous êtes encore là-bas, oui bien sûr on viendra vous chercher. » La nuit ? Ici en bord de route ? Plus l’heure avance, moins les voitures sont nombreuses. Comble du désespoir : les camions sont légion, et filent tous vers La Souterraine. Si nous étions restés sur les grands axes, nous aurions peut-être pu grimper dans un camion sur une aire d’autoroute. Qu’à cela ne tienne, je me relève et redresse fièrement le pouce. Hors de question de passer la nuit ici ! Un vieux monospace s’arrête.

« Vous êtes des SDF sans argent, c’est ça ? ». Voici le principal obstacle de notre journée : les automobilistes nous prennent pour des indigents. Et personne ne veut faire monter un clochard dans sa voiture. Si nous nous étions correctement préparés, des costumes auraient certainement joué en notre faveur. Avec la démocratisation de plateformes comme Blabla Car, ou la mise en place de bus pour se déplacer, les auto-stoppeurs sont de plus en plus rares. Donc forcément suspects.

« Une des valeurs de la Mad Jacques est le partage, précise Bruno Leal Marques. La rencontre. Dans une blabla, car, la discussion n’est pas forcément à l’honneur. Généralement, le passager arrière s’endort. »
Avec Gabriel, nous engageons la conversation avec notre chauffeuse, peu méfiante. Nous sommes journalistes en pleine aventure. La voiture perd quelques degrés. « J’aime pas les journalistes. »

L’arrivée triomphale

Lâchés un peu plus loin, toujours sur cette même départementale finale, la route est affreusement déserte. Jusqu’à ce qu’une twingo, auréolée de lumière et de paillettes ne s’arrête devant nous. Pauline, la trentaine, nous fait grimper. « Je peux vous avancer jusqu’à la Souterraine, mais après je vis à l’opposé de Chéniers. »  Honnêtement, j’ai hésité à lui pleurer sur les genoux de reconnaissance. Elle vient de passer la journée dans le village reconstitué de Coriobona. J’éclate de rire. « J’ai fait un jeu de rôle grandeur nature là-bas ! »

La discussion s’engage avec Pauline, en pleine rupture un peu compliquée et remise en question professionnelle. Nous discutons comme si nous étions de bonnes amies. Elle, contrairement à moi, est une vraie baroudeuse, qui considère sa tente de camping comme une liberté infinie. « On est libre de se poser où on veut, sans contrainte ! » Elle admire le paysage, nous raconte des anecdotes d’auto-stop. Elle n’hésite jamais à faire monter quelqu’un dans sa voiture. Même si ce sont des hommes saouls sur le bord de la route. « Sinon quoi ? Ils restent dehors toute la nuit ? »

Bruno Leal Marques me soulignera plus tard l’aspect romanesque de l’auto-stop. Une petite aventure en soi. « Notre public est trentenaire, urbain, et majoritairement féminin. Des personnes qui cherchent l’aventure, les rencontres et le partage. » Chéniers est l’exemple parfait de ces envies de grandes réunions. Le camping où se déroule le festival se trouve au Moulin de Piot, un lieu historique de rassemblement de la région. « Les habitants étaient ravis, ils ont l’impression de faire revivre l’histoire de Chéniers. »

Notre public est trentenaire, urbain, et majoritairement féminin. Des personnes qui cherchent l’aventure, les rencontres et le partage.

Par les vitres, nous croisons plusieurs autres binômes, toujours coincés sur les bords de route. « Oh allez ! Je me plains tout le temps de ne rien faire le samedi soir ! » Enthousiaste, Pauline décide de nous accompagner à Chéniers. Bien qu’il soit à une heure de route de chez elle, elle nous conduit jusqu’à ce tout petit village de la Creuse. Sur la dernière portion du chemin, d’autres voitures nous klaxonnent. Certains habitants de Chéniers ont spontanément décidé de faire les voitures-balais. Ils parcourent les derniers tronçons du chemin pour récupérer les auto-stoppeurs en peine.

À 22 heures nous rejoignons enfin la ligne d’arrivée. La musique et les rires nous parviennent dans le crépuscule. Une licorne accompagnée de son Pikachu nous dépasse. Les anecdotes les plus folles se racontent : il y a ceux qui ont fait de l’avion pour arriver jusqu’ici, ou encore ce duo, bloqué 5 heures à Paris, pour finalement trouver un automobiliste en route pour ses vacances… À Chéniers !

L’année prochaine j’aurai un déguisement ; plus d’eau (beaucoup plus) ; je ne m’éloignerais plus si tôt de l’autoroute. Surtout, l’année prochaine je n’aurai plus peur de faire du stop ou de prendre un coup de soleil sur un bord de départementale. Grâce à cette aventure, je me sens maintenant l’âme d’une aventurière. Maintenant, je veux bien aller en festival ou partir à l’aventure avec un sac à dos sur les chemins de vacances. Prenez garde : j’y retourne l’année prochaine !

La Mad Jacques, une course haute en couleur — Capture d’écran via Mad Jacques

Combien ça coûte ? 55 € la participation + 25 € pour le bus retour.
Pour qui ? N’importe qui tant qu’on a de la bonne humeur. Même si une expérience du stop est un petit plus.
Avec qui ? Un bon copain ou une bonne copine. Ou, comme moi, quelqu’un avec une patience en béton armé.
Un conseil ? Partez déguisé. e. s ! Les automobilistes sont plus enclins à faire monter Leïa et Han Solo que de vraies personnes dans le besoin.

Clémence POSTIS
Journaliste pluri-média Clémence a pigé pour des médias comme NEON Magazine, Ulyces, Le Monde ou encore L'Avis des Bulles. Elle est également podcasteuse culture pour Radiokawa et auteure pour Third Éditions.
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