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Jeudi 6 juin 2019
par Laurent Perpigna Iban
Laurent Perpigna Iban
Il travaille principalement sur la question des nations sans états, des luttes d'émancipation des peuples aux processus politiques en cours, des minorités, et des réfugiés. Il est souvent sur la route du proche et du moyen Orient pour son site Folklore du quotidien.

Le 10 mai dernier, les tenanciers du VOID se voyaient notifier un arrêté préfectoral sans préavis, leur interdisant toute diffusion de musique amplifiée. En cause, des mises aux normes non effectuées. L’équipe de bénévoles, contrainte d’annuler 25 concerts, doit entreprendre de lourds travaux. Depuis, un mouvement de soutien sans précédent agite la scène underground bordelaise, française, et internationale. Rencontre.

Photo de couverture : Charlotte Monasterio LVDA, avec son aimable autorisation.

Depuis le 10 mai 2019, le 58 rue du Mirail affiche désespérément porte close. Cet antre du milieu musical alternatif bordelais, géré et animé par une équipe d’une vingtaine de bénévoles, n’a pu honorer sa programmation du mois de mai. Un coup d’arrêt au goût amer pour François, un des membres de l’équipe : « Cela nous est tombé dessus une semaine où il y avait quatre concerts. Vingt-cinq événements ont dû être décalés, relocalisés, ou annulés. Un groupe écossais en tournée devait jouer ici le 25 mai, ils ont passé le week-end avec nous, mais dans une salle vide », rapporte-t-il, désabusé.

Le VOID, qui avait ouvert ses portes en 2016 sur les cendres de l’Heretic Club, est le quatrième nom sur la façade : « Avant l’Heretic, qui avait ouvert ses portes en 2006, il y eut ici le PLUG, pendant une année, ainsi que le Zoobizare à partir de 1998. En fait, cela fait une vingtaine d’années que des concerts sont organisés dans ce bâtiment, en format associatif, et ouverts à toutes les cultures alternatives, que cela soit rock, techno, métal, hip-hop, folk… ».

La devanture du VOID
Un arrêté préfectoral interdit les concerts au VOID jusqu’à nouvel ordre. — Photo : Laurent Perpigna Iban.

Depuis que François, Pierre-Antoine et les autres ont repris ce lieu il y a 3 ans et demi, près de 1500 groupes ont défilé sur la scène du VOID. En addition, ils organisent de nombreuses activités, allant des après-midi jeux de société, aux expositions et aux rencontres.

Si la cadence infernale de cette adresse depuis une vingtaine d’années ne semblait jusqu’alors pas soulever de problème particulier, un accroissement significatif des exigences étatiques en matière de diffusion de musiques amplifiées a précipité le VOID dans la tourmente. D’autant que l’usure des dispositifs d’isolation phonique de la salle, installés depuis l’époque du Zoobizare, rend particulièrement difficile le respect de réglementations toujours plus sourcilleuses.

Mailer-Daemon

Le 10 mai, Pierre-Antoine reçoit la visite à son domicile d’un officier de police judiciaire, qui lui fait part d’un arrêté préfectoral interdisant les concerts au VOID jusqu’à nouvel ordre. En cause, des mises aux normes non effectuées, malgré plusieurs relances de la préfecture : « Il y a eu un quiproquo. Le nom de l’association qui porte le VOID, c’est R.A.C.A.I ; or, les courriers de la préfecture étaient adressés à l’association VOID. Nous ne les avons donc pas reçus. Ils nous avaient envoyé une mise en demeure en janvier ainsi qu’un autre courrier en février, mais nous ignorions tout de la situation » assure le jeune homme.

Devant la carte du VOID, derrière le bar.
« Mais qu’allons-nous faire si vous n’êtes plus là ? » Photo : Charlotte Monasterio LVDA, avec son aimable autorisation.

Une méprise pour le moins surprenante de la part de la préfecture : avec ses 10 000 adhérents annuels, R.A.C.A.I est bien l’une des plus grosses associations bordelaises, qui jouit en outre d’un rayonnement de premier ordre au sein du tissu bordelais : « La majorité des concerts que nous accueillons sont principalement des locations de salle pour d’autres associations bordelaises avec qui nous travaillons. Ces dernières, face à un manque criant de salles se tournent bien souvent vers nous : il est très coûteux de louer des salles comme le Rocher Palmer où le Théâtre Barbey » explique Pierre-Antoine.

La décision de la préfecture, malgré cette confusion à la décharge de l’équipe du VOID, est cependant irrévocable : tant que les mises aux normes ne seront pas effectuées, le lieu devra afficher porte close.

Un soutien inattendu

« Le pire, c’est qu’une partie des éléments qui nous sont reprochés sont déjà satisfaits : nous avons installé un limiteur de son en mars, des travaux qui nous ont coûté 4 000 euros, une somme considérable pour une association », plaide François. « Pour le reste, nous avions prévu de faire ces travaux durant l’été, c’était planifié. La mairie, avec qui nous communiquons régulièrement, était au courant, les voisins également. La Préfecture, elle, n’était pas dans la boucle… Si nous avions reçu le courrier en janvier, nous nous serions activés pour faire les travaux. Là, nous sommes pris de court », poursuit Pierre-Antoine.

Depuis la publication sur leur page Facebook d’un communiqué et d’un appel aux dons, les messages et les actes de soutiens abondent, au point d’émouvoir l’équipe de bénévoles.

Une personne se donne derrière le micro et une autre dans le public crie lors d'un concert
« Le risque de transformer certains concerts en bouillie sonore est réel » — Photo : Charlotte Monasterio LVDA, avec son aimable autorisation.

Ainsi, sur les 15 000 euros nécessaires aux travaux, ils ont déjà récolté 11 000 euros en à peine trois semaines : « Notre appel aux dons, c’était une bouteille à la mer. On ne s’attendait pas à une telle pluie d’amour. Au bout de quelques jours, beaucoup de monde nous interpellait : “mais qu’allons-nous faire si vous n’êtes plus là ?” De la part des groupes, du public, des assos… il y a également des gens qui ne sont pas venus là depuis le Zoobizare, et qui nous soutiennent parce qu’ils veulent que ce lieu où ils se sont éclatés continue d’exister », explique Pierre-Antoine.

Si l’onde de choc a été extrêmement importante en Gironde, le VOID a également fait éclater les frontières : les messages de soutien affluent de Grande-Bretagne, d’Espagne, des États-Unis, du Japon, ou encore d’Australie, pays desquels sont originaires nombre de groupes ayant foulé les planches de la salle. Une situation inédite pour un lieu de vie bordelais, qui renforce la détermination de l’équipe : « Nous allons refaire les murs, les plafonds, installer des pièges à son afin d’absorber certaines fréquences qui posent problème pour les riverains. On va devoir revoir le positionnement des enceintes, faire une nouvelle estrade isolante ; nous allons tout faire pour avoir une salle totalement hermétique et irréprochable », clament-ils.

Une scène musicale en péril

La question du VOID en soulève cependant d’autres. Ces dernières années, les salles de concert indépendantes ont subi une véritable hécatombe à Bordeaux, avec la fermeture de nombreux établissements tels que le Bootleg, le Son’Art, l’Inca, la Centrale…

Les conséquences sont nombreuses. Si quelques salles, telles que l’Antidote ou la Voute, ont survécu à l’avalanche de restrictions qui leur sont imposées, leur capacité d’accueil ne dépasse pas les 50 personnes.

Le public se déchaîne au VOID.
En 3 ans et demi, près de 1500 groupes ont défilé sur la scène du VOID — Photo : Charlotte Monasterio LVDA, avec son aimable autorisation.

Résultat, le VOID, avec sa jauge à 130 personnes, fait figure de rescapé, et sa programmation est en constante saturation. « C’est en réalité notre format intermédiaire qui est menacé, suite à tous ces décrets : soit tu as les moyens de te mettre aux normes, et cela se fait au détriment de ce que tu produis, soit tu ne les as pas, et tu mets simplement la clé sous la porte, comme cela s’est passé dans de nombreux autres cas », rapporte François.

L’enjeu est pourtant de taille, comme l’explique Pierre-Antoine : « Beaucoup de groupes locaux n’ont pas la chance de jouer dans des grandes salles, ou dans des festivals. Moins il y a de lieux intermédiaires, moins ils peuvent se faire la main, progresser, puis partir en tournée. » Un constat qui prend tout son sens dans une ville comme Bordeaux, qui centralise historiquement un bouillonnement musical.

S’ils se savent surveillés de près par la préfecture, ils l’assurent : la Mairie de Bordeaux, elle, a opéré un changement de politique radical ces dernières années. Longtemps accusée de vouloir étouffer les lieux alternatifs, elle joue désormais la carte du dialogue. Ainsi, depuis bientôt deux ans, leurs équipes travaillent avec un certain nombre d’acteurs de la nuit — dont R. A.C. A. I —, sur Bordeaux la nuit, un projet qui doit être rendu public prochainement : « Ils ont mis tout le monde autour de la table, et ont créé plusieurs commissions pilotées par des adjoints de la mairie. Ils se rendent compte qu’il n’y a plus grand-chose dans le centre, et que c’est une bonne partie de la culture à Bordeaux qui est en danger. Ils semblent maintenant être dans une démarche de soutien à ceux qui restent », rapporte François.

Un groupe sur scène au VOID.
« Beaucoup de groupes locaux n’ont pas la chance de jouer dans des grandes salles, ou dans des festivals. » – Photo : K@mik@Seb avec son aimable autorisation.

La nécessité de maintenir une offre culturelle complète et diversifiée semble donc avoir convaincu la mairie de la ville d’ouvrir un espace de dialogue avec un certain nombre d’associations, un travail mis notamment en lumière par le projet « Relache », organisé avec Allez Les Filles : « C’est tout benef pour eux, car ils n’ont pas grand-chose à dépenser, et cela leur ramène une affiche conséquente, forte d’une cinquantaine de concerts par an », observe Pierre-Antoine.

Tuer le live

Néanmoins, les limitations sonores imposées en France aux établissements diffusant de la musique amplifiée — réduction de 105 db à 102 db sur quinze minutes — entrées en vigueur en octobre 2018 représentent une véritable menace. La mise en application du décret rendant obligatoire le dispositif de limiteur de son, a soulevé une vive contestation en France. « Ce limiteur que nous avons installé, c’est un micro posé devant les enceintes, qui passe par la console, et qui réajuste le volume de sortie si celui-ci dépasse la valeur légale. Mais un coup de caisse claire sur une batterie, qui est un élément acoustique, dépasse déjà les 102 DB ; c’est par essence un décret qui est difficile pour les grosses salles et encore plus pour les petites. Le risque de transformer certains concerts en bouillie sonore est réel », explique Pierre-Antoine.

Le public au VOID
« C’est comme si on projetait des films en noir et blanc parce qu’on considère que les couleurs rendent aveugle. » Photo : Charlotte Monasterio LVDA, avec son aimable autorisation.

L’État, qui a consulté AGI-SON pour la mise en place de ce décret ne semble pas avoir tenu compte des préconisations de ces derniers. Conséquence : avec le Prodiss, et la Sacem, ils ont lancé une campagne afin de mobiliser les professionnels et le public face aux conséquences possiblement désastreuses de ce nouveau décret : « Un grand nombre des exigences du texte sont, techniquement, irréalistes (…). Ce décret aura des conséquences lourdes sur le spectacle et la filière tout entière comme pour les spectateurs (…). La baisse des basses fréquences nuit à l’ensemble des esthétiques musicales, notamment aux genres comme le reggae, les musiques électroniques, le dub et le hip-hop qui disparaîtront peu à peu des scènes, réduisant la liberté d’accès des spectateurs à tous les genres musicaux », déclaraient-ils dans leur pétition.

Une démarche soutenue par de nombreux acteurs de la scène musicale française, comme Philippe Manoeuvre, ancien patron du magazine Rock&Folk, qui lâchait cette phrase cinglante dans les colonnes de Télérama : « C’est comme si on projetait des films en noir et blanc parce qu’on considère que les couleurs rendent aveugle. »

Face à l’hécatombe en cours au sein des établissements français de format intermédiaire, François, Pierre-Antoine et l’équipe du VOID se sont juré de ne pas se laisser abattre. Ils le savent, dorénavant : ils pourront compter sur le soutien fidèle de celles et ceux qu’ils font danser depuis des années.

Laurent Perpigna Iban
Il travaille principalement sur la question des nations sans états, des luttes d'émancipation des peuples aux processus politiques en cours, des minorités, et des réfugiés. Il est souvent sur la route du proche et du moyen Orient pour son site Folklore du quotidien.
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