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Mercredi 17 juillet 2019
par Théa GUILLEMOT
Théa GUILLEMOT
Jeune journaliste en cours d’étude à l’EFJ Bordeaux. Les questions des droits des femmes et la photographie l’intéresse particulièrement.

« Ceux qui s’imaginent que l’extrême droite est simplement un épouvantail agité par les partis de centre gauche ou de droite pour se faire élire ne voient qu’une partie du problème. » Et si la « crise d’hégémonie » du système néolibéral mondial était propice à un danger fasciste ? Ugo Palheta, sociologue et auteur de « La possibilité du fascisme » est passé par Bordeaux le temps d’une conférence organisée par l’association TCÉPA ?. Il est revenu sur son ouvrage et nous a expliqué les liens entre politique économique moderne et montée de l’extrême droite depuis les années 1980.

Définition du néolibéralisme : Il s’agit du renouvellement des thèses économiques libérales. Elles visent à favoriser les mouvements de capitaux par la dérégulation des marchés, la réduction du rôle de l’État, des dépenses publiques et de la fiscalité, ou encore la privatisation des entreprises publiques et la baisse du coût du travail.

Ugo Palheta s’intéresse au « danger fasciste ». Pour le comprendre, il s’attache à analyser les effets politiques du néolibéralisme, mais aussi le durcissement de l’autoritarisme des États capitalistes, la montée des nationalismes portés par l’intensification du racisme, ou encore la sociologie de l’extrême droite contemporaine.

En 2018 il a ainsi publié un livre, La possibilité du fascisme : France, la trajectoire d’un désastre. Ugo Palheta assure sur son site internet que « Ceci n’est donc pas (seulement) un livre sur l’extrême droite. S’il faut prendre au sérieux cette dernière, il importe tout autant de replacer sa résurrection et son renforcement dans le processus historique de radicalisation de la classe dirigeante française dans son ensemble. Produit et productrice d’une interminable crise politique, cette radicalisation a favorisé l’ascension d’un fascisme d’un genre nouveau, qui s’incarne actuellement sous les traits du Front national sans pour autant s’y réduire. »

Comment définissez-vous le fascisme ?

Le fascisme est un régime d’exception dans lequel l’État de droit est suspendu ou aboli, où les libertés publiques sont réduites à néant. Les élections peuvent éventuellement subsister, mais la possibilité même de contester est remise en cause. Mais avant de parvenir au pouvoir, le fascisme désigne des mouvements qui promeuvent une idéologie nationaliste, de régénération ou de renaissance nationale. Ils veulent pour cela mettre en œuvre un programme de nettoyage ethnoracial et de purge politique.

Les fascistes, pour la majorité, prétendent régénérer la nation. Pour que s’opère cette renaissance nationale, il faudrait débarrasser la nation des ennemis et des traîtres. L’extrême droite cible donc en premier lieu les minorités ethnoraciales, mais aussi les mouvements qui mettent en cause un ordre social inégalitaire, hiérarchique, sexiste, raciste…

Il est intéressant de noter que la catégorie de « fascisme » est très souvent critiquée, parce qu’elle serait vague et polémique. Le terme a été largement remplacé par « populiste » ou « national -populiste ». J’essaie pour ma part de montrer que nous avons besoin de la catégorie de « fascisme » pour comprendre les mouvements d’extrême droite contemporains — en notant bien les différences significatives entre les extrêmes droites contemporaines et les fascismes de l’entre-deux-guerres. Mais du point de vue du projet politique et de l’idéologie portée par la plupart des mouvements d’extrême droite actuels, la parenté avec des idéologies fascistes est réelle et significative.

Peut-on parler d’une montée du fascisme en France ?

Un des symptômes les plus évidents est la progression des mouvements d’extrême droite. Sur le plan idéologique, il y a la montée d’une certaine forme de nationalisme xénophobe, raciste, anti-migrants et anti-réfugiés. Des idéologies réactionnaires tentent de refaire surface notamment avec la « Manif pour tous », ou encore les mouvements contre la prétendue « théorie du genre ».

On peut noter également la montée d’idéologues que je qualifierais de « préfascistes ». Ils ne sont pas à proprement parler fascistes, mais ils préparent d’une certaine manière le terrain au fascisme. Je pense notamment à Éric Zemmour dont le succès est absolument indéniable. Sur internet également : on trouve une constellation de sites fascistes avec une très large audience. Je pense en particulier à « Égalité et Réconciliation », le site d’Alain Soral ou Fdesouche, proche des identitaires. Ils disposent tous deux d’une audience de masse : « Égalité et réconciliation » fait plus de visiteurs mensuels que Mediapart !

Drapeaux de la Manif pour Tous.
La Manif pour tous du 13 juin 2013 à Paris — Source : Wikimedia

Ceux qui s’imaginent que l’extrême droite est simplement un épouvantail agité par les partis de centre gauche ou de droite pour se faire élire ne voient qu’une partie du problème. Bien sûr que ces gens comme Macron, et avant lui Chirac et Mitterand, jouent sur le danger que représente l’extrême droite pour se faire élire largement. Ce danger n’en est pas moins réel.

Des reconfigurations des forces entre l’extrême droite et des pans de la droite sont aussi à imaginer. Dans le cadre de « la Manif pour tous », on a vu coude à coude des mouvements de droite et d’extrême droite. Si vous regardez la campagne de Fillon ou les prises de position de Laurent Wauquiez depuis son ascension à la tête des Républicains, il y a une reprise quasiment telle quelle d’une série de propositions et d’éléments de langage de l’extrême droite. LR et le FN se sont retrouvés pour réclamer une loi encore plus répressive vis-à-vis des migrants que la loi dite asile-immigration. Il y a une convergence idéologique. Si la droite ne sort pas de sa crise, beaucoup seront tentés par des alliances avec le RN. S’ils s’imaginent qu’ils ne peuvent pas être élus avec la droite, certains miseront sans doute sur un autre cheval. Comme Thierry Mariani, ancien ministre de Sarkozy et sur la liste RN aux européennes.

Comment expliquez-vous la montée du fascisme au niveau mondial ?

À partir de la fin des années 1970 et surtout du début des années 1980, les politiques néolibérales ont abouti non seulement à la mondialisation capitaliste, mais aussi à des privatisations de services publics, à la remise en cause du droit du travail et des systèmes de protection sociale…

Le néolibéralisme était en quelque sorte une réponse des classes dominantes à la grande vague de luttes sociales et politiques des années 1970, notamment suite à Mai 1968. Cela a abouti à un rétablissement des taux de profit et a globalement renforcé le pouvoir économique de la classe dominante. Son pouvoir politique repose cependant sur sa capacité à convaincre les populations de la justice de ses actes et de sa capacité à se faire élire. Le néolibéralisme a affaibli cette classe sur le plan politique.

Les néofascistes n’ont aucun problème avec le néolibéralisme en réalité.

Après quatre décennies, les économies ont été déstabilisées et ont produit des crises sociales importantes, des taux de chômage massifs dans certains pays, un appauvrissement des classes populaires à peu près partout, des inégalités devenues monstrueuses comme l’a montré l’économiste Thomas Piketty. Beaucoup de gens ont le sentiment que les classes dominantes ne sont plus capables de diriger pour le bien des populations.

Une rupture de plus en plus forte entre les populations et les élites politiques a bousculé les champs politiques. Dans le même temps, les politiques néolibérales ont considérablement affaibli la gauche et les mouvements syndicaux avec le processus de désindustrialisation : les grandes industries étaient des bastions du syndicalisme ouvrier et des gauches. Tout cela a ouvert un espace à l’extrême droite pour populariser son idéologie nationaliste, xénophobe et raciste.

Le fascisme et le modèle néolibéral sont-ils nécessairement opposés ?

Non, les pays où l’extrême droite se retrouve au pouvoir montrent que l’extrême droite n’est nullement une alternative au néolibéralisme. Le Brésil de Jair Bolsonaro est un bon exemple : un fasciste, nostalgique de la dictature militaire. Il s’est distingué ces dernières décennies par des déclarations misogynes, homophobes, racistes… Mais il est fermement convaincu par les politiques néolibérales. Il veut couper dans le service public d’éducation et il s’apprête à mener une réforme des retraites qui va remettre en cause le système actuel dans un sens néolibéral.

Les classes dirigeantes sont tout à fait prêtes à laisser de la place aux fascistes, s’ils vont dans leur sens sur le plan économique.

Les néofascistes n’ont aucun problème avec le néolibéralisme en réalité. Quand ils ne sont pas au pouvoir, ils peuvent éventuellement faire quelques critiques au néolibéralisme sur son caractère mondialisé. Il leur est d’ailleurs reproché leurs tentatives de limiter le caractère mondialisé de l’économie, mais pas du tout le caractère violemment xénophobe et raciste de leur projet politique. Il y a une constante dans l’histoire du 20e siècle : les classes dirigeantes sont tout à fait prêtes à laisser de la place aux fascistes s’ils vont dans le sens du grand capital sur le plan économique.

Le néolibéralisme voit les inégalités comme naturelles. Ce modèle économique ne serait-il pas par nature incompatible avec le peuple ?

Le néolibéralisme est une idéologie foncièrement antidémocratique au sens où l’une des idées fondamentales est qu’il faut éloigner le peuple de toutes les décisions économiques fondamentales (monétaires et budgétaires). Les politiques économiques néolibérales, pro-entreprises ou pro-capital, doivent être constitutionnalisées. Les peuples ne doivent pas pouvoir y toucher. Le vote, les élections et les institutions politiques peuvent éventuellement jouer sur d’autres aspects secondaires, mais l’économie doit être la chasse gardée des capitalistes ; ceux qui détiennent le pouvoir économique, qui savent, qui prennent les décisions en matière économique.

D’une certaine manière c’est aussi le projet de l’Union européenne, notamment depuis l’Acte unique. À travers la Banque centrale européenne, l’idée est de déposséder les États — qui se sont dépossédés eux-mêmes — des instruments de politique monétaire. Il s’agit donc de mettre la politique monétaire à une échelle supranationale et de la placer hors contrôle. Hors contrôle démocratique, du suffrage populaire, des élections… Elle se tient dans le cadre d’une institution, la Banque centrale européenne, sans aucun compte à rendre aux populations.

Photo de couverture : Photo de Markus Spiske sur Unsplash.

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