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Mardi 13 août 2019
par Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.

Le pays, présenté comme l’un des plus stables d’Afrique, voit tout un pan de sa jeunesse tenter l’aventure vers l’Europe. Depuis le début des années 2000, ils partent par milliers via le désert, mais aussi à bord de pirogues immenses, pour un périple très périlleux vers les îles Canaries, premières terres européennes.

Après avoir évoqué la condition des jeunes migrants isolés en Gironde, Philippe Gagnebet a retracé la trajectoire migratoire de beaucoup d’entre eux. Point de départ : le Sénégal.

En rentrant « Dakar » sur un moteur de recherche, vous ne trouverez que des images de 4×4 vrombissants, sautant les dunes comme des chameaux mécaniques, ou celles de motos d’équilibristes roulant poignées ouvertes le long du lac Rose. Ah ! Le bon vieux temps du « Paris-Dakar », cette course pour aventuriers aux poches pleines et à la tête remplie d’Afrique sauvage… qu’ils souillaient comme un vulgaire terrain de moto-cross. Des colons pétaradant, écrasant au passage quelques gosses dans les villages, en quête de sensations fortes, désireux de dompter le désert, un chronomètre implanté dans la tête. Qu’ont-ils vu de l’Afrique, en dehors des bivouacs trois étoiles et des paysages, effectivement à couper le souffle ? Nous survolions, confortablement installés dans nos fauteuils, cette terre de latérite, de sable, de brousse et de dunes à bord d’hélicoptères qui suivaient de haut les participants, sans jamais vraiment s’arrêter dans un village, si ce n’est le temps de reportages bien misérabilistes et pétris de coutumes bien ancrées dans nos imaginaires. L’Afrique sauvage, l’Afrique solidaire, les marabouts, le baobab sacré, les danses de transe, le fameux tam-tam…

Dakar, la capitale du Sénégal, est une ville portuaire bordée par l’océan Atlantique. Son quartier historique, la Médina, accueille la Grande Mosquée, qui se distingue par son imposant minaret. Le musée Théodore-Monod, lui, expose des objets culturels, des vêtements, des percussions, des sculptures et des outils. La vie nocturne dakaroise, animée, trouve son inspiration dans la musique locale, le mbalax… Presque une carte postale.

Des dizaines de Sénégalais au bord d'une plage, au Sénégal.
La population sénégalaise, de plus en plus nombreuse, peine à accéder à l’emploi.— Photo : Philippe Gagnebet.

La réalité est évidemment bien plus dense : une population de 16 millions d’habitants à l’échelle nationale, soit le double d’il y a 20 ans ; une diversité ethnique, illustrée par la multitude de langues parlées sur le territoire — dont la plus connue est le Wolof ; un Islam soufiste qui tient à bout de prières la stabilité d’un pays à 95 % musulman.

Si le Sénégal accueille aussi de nombreux migrants, saisonniers ou non, qui travaillent principalement dans le secteur de la pêche, une forte communauté sénégalaise vit à l’extérieur du pays. En 2018, ils étaient plus de 530 000 à s’être expatriés à l’étranger. Cette diaspora représente une ressource essentielle pour le pays, à la fois économique et identitaire. Selon les chiffres de l’Office international des migrations (OIM), au début des années 2000, les transferts financiers représentaient entre 5 et 10 % du PIB, soit entre 300 et 500 millions d’euros annuels. En 2017, ces Sénégalais de l’étranger injectaient annuellement dans le pays plus de 2050 millions d’euros, soit 12,5 % du PIB. Une sorte de tradition de l’exode qui s’est accélérée avec fulgurance au début des années 2000. Alors que la moitié de la population vit dans les campagnes, en moins de 5 ans, elle est passée de 12 millions à 15 millions d’habitants. Les moins de 20 ans représentent 55 % de cette population, dont le taux de croissance annuel est de 3,8 %.

Les départs en pirogues vers l’Europe

Au début de ce siècle, c’est dans un contexte socio-économique de creusement des inégalités, un exode rural massif, les guerres éclatant dans les pays voisins, une démographie galopante, la course aux réseaux sociaux et à un nouvel Eldorado virtuel, et bien d’autres raisons, que le phénomène de départ en pirogues a débuté. On connait les images terribles de ces bateaux de fortune qui tentent de traverser la Méditerranée, chargés de dizaines de candidats à l’exil. On connait beaucoup moins « l’autre route » de l’exode.

Sur les grandes pirogues de pêcheurs en bois, décorées comme des sapins de Noël, ils sont des milliers à tenter de rejoindre l’Europe, via les Canaries, lors de voyages qui longent la côte Atlantique, au large de la Mauritanie et du Maroc. Entassés comme du bétail, ils sont parfois une centaine à bord pour un périple de cinq à huit jours, balancés par la fureur de l’océan, bringuebalés dans les courants, avec une petite réserve d’eau potable et de nourriture, mais bien souvent le ventre vide et le cœur accroché à des espoirs de jours meilleurs. Un pilote, un navigateur et un « responsable » des passagers, pour éviter conflits et bagarres, composent l’équipage. Un voyage inédit pour la plupart, qui n’ont jamais vu la mer ni navigué une seule fois de leur vie. Le phénomène a été raconté en 2012 dans un film du réalisateur sénégalais Moussa Touré, La pirogue, qui décrit les préparatifs du départ dans un village de la région du Sine Saloum, au sud de la petite-côte et de Dakar, puis nous fait embarquer avec les naufragés volontaires.

Un « grand », Baye Blaye, est pêcheur dans un petit village de la région. De là partent de nombreuses pirogues, malgré des traversées souvent meurtrières. Lorsque l’on propose à Baye Laye de guider une embarcation de trente migrants vers l’Espagne, il doute, mais finit par quitter le village et prendre la mer, la mission étant très lucrative. La suite est le récit d’un voyage dramatique, conclu par un échec et un retour dans la douleur et la honte au village. Car au Sénégal, pour ceux qui ont tenté le grand départ et échoué, ce sceau du déshonneur les frappe à vie.

Ces vagues de départs correspondent à la crise du secteur de la pêche, importante ressource économique et alimentaire du pays. Accords internationaux avec les chalutiers européens ou chinois, hausse du carburant, raréfaction de la ressource, concurrence avec la Mauritanie… Plusieurs causes, conjuguées à la modernisation du pays, ont accéléré, principalement chez les jeunes, ce désir d’ailleurs. Contrairement aux émigrations traditionnelles précédentes — le plus grand et costaud de la famille partait en Europe et envoyait les fruits de son travail via la mythique Western Union — ces migrations se font anarchiquement, dans le but de survivre, fuir ou rêver. La mer, des pirogues, de bons pilotes : tout est réuni pour tenter le grand saut, à 1500 euros en moyenne le ticket. Réseaux de passeurs, anciens pêcheurs en faillite et candidats au voyage n’ont aucune peine à se rencontrer. Dès 2005, du Sine Saloum, de Dakar et de Saint-Louis au nord du pays, l’océan est devenu une autoroute de l’espoir.

« Barça ou Barsakh »

Dans les ruelles bondées de Dakar, en ce mois de septembre 2018, tous les jeunes ont une expression à la bouche : le Barça (le club de foot catalan qui fait rêver) ou Barkash (la mort, en Wolof). C’est devenu le slogan de tous les candidats à l’exil, pour la plupart âgés de moins de 18 ans. Partir ou mourir. Combien sont-ils, depuis cette époque à avoir embarqué, principalement avec des jeunes originaires de Guinée-Conakry, pays frontalier du sud qui sombre dans la misère ?

À Ngor, village de pêcheur situé à l’extrême ouest de Dakar, la scène prend des allures de tableau fauve même en hiver, durant lequel le soleil voile légèrement les éclats de bleu, rouge, jaune, vert et blanc des embarcations, des nuances de sable, qui se mélangent à quelques touches blanches de vagues dociles. Seul le gris cassé des briques des maisons, toujours en chantier, tout au long de la plage, ternit le tout.

Pape, le chef du village se lamente gentiment sur la plage. Autour de lui, 200 pirogues, de nombreux plongeurs avec bouteilles (pratique amenée par les blancs), des discussions avec les Russes, les Chinois, sur le prix du hareng, des cigales de mer ou du thon, très variable, et les souvenirs de ces départs incessants. « Le souci, c’est l’exode rural. Ici, il y avait chaque année vingt pirogues de plus. Comment veux-tu que l’on fasse travailler tout le monde ? Du coup, beaucoup sont partis, c’était de la folie. » Grâce à une mobilisation des pêcheurs, des habitants, et l’appui de la chanteuse France Gall qui habitait ici, le village a su endiguer ces départs grâce à de la pédagogie, une nouvelle école, un virage de transition écologique et le tourisme.

La moitié de la population souffre de la faim et on lui enlève son poisson pour nourrir les vaches du Nord.

Limitée en surface, coincée entre les accès aux ruelles étroites du village, sur la longue plage, on gagne aussi sa vie avec les navettes transportant les touristes qui vont sur l’île, à quelques brassées de là. Un autre ballet de pirogues, beaucoup plus pacifique celui-là. Il faut aussi payer un accès au bout de la plage, réservé à la baignade, pour 300 CFA (40 cents) et de nombreux petits restaurants se sont installés.

La mer est montée régulièrement depuis des années. À marée haute, elle vient lécher le pied des habitations et Pape s’installe désormais sur un promontoire de fortune, bâti à coups de remblais. C’est là qu’on écaille les poissons, qu’on assomme les poulpes, qu’on tue le temps. « Ici, ça va, les départs ont quasiment cessé, on a su faire comprendre aux jeunes que c’était de la folie, explique Pape. Mais des pirogues partent encore, surtout au Nord à Saint-Louis, là-bas c’est vraiment la catastrophe, » poursuit-il. Au Sud, en Casamance, région verte et boisée, ce sont les Chinois qui tentent de construire une immense usine, destinée à faire de la farine animale à partir des poissons pêchés… pour nourrir le bétail aux quatre coins du monde. La moitié de la population souffre de la faim et on lui enlève son poisson pour nourrir les vaches du Nord. Les Asiatiques exportent aussi en masse le bois de vène, ou palissandre, très prisé chez eux, ce qui a pour conséquence une déforestation intensive, et, là encore, un exode rural accentué. On en regretterait presque le temps de la Françafrique. Autres temps, autres pillages.

Saint-Louis, l’ancienne perle devenue tombeau

Saint-Louis, cette ville au pur style architectural colonial, lovée dans les bras du fleuve Sénégal et tournée vers la mer, abritée par une digue naturelle qui croule sous les assauts de l’océan, était le symbole de cette époque. Capitale administrative de l’ancienne AOF (Afrique Occidentale Française), elle a aussi vu atterrir les héros de l’aéropostale, dont Mermoz et Saint-Exupéry, construisant leurs légendes.

Dans le village de pêcheurs de Guet Ndar, construit sur la digue appelée la « Langue de Barbarie », faisant face à Saint-Louis et reliée par le pont Faidherbe, tous les habitants ont peur. Car Guet Ndar, l’un des trois villages de pêcheurs avec Santhiaba et Goxu Mbacc, présente la particularité d’abriter la plus forte densité de population au monde, après Calcutta. Soit 30 000 personnes. En octobre 2003, craignant une inondation de Saint-Louis après des crues importantes du fleuve, l’État ordonne d’y creuser une brèche de quelques mètres, à 7 km de l’ancienne capitale classée à l’UNESCO, afin d’évacuer l’eau vers la mer. Depuis, la brèche n’a cessé de s’élargir, créant d’énormes changements environnementaux. Un village a été englouti dans le Sud, et l’érosion côtière détruit peu à peu les maisons les plus proches de la plage. Les soirs de grande houle, l’eau court dans les ruelles surpeuplées, et va se déverser de l’autre côté des pâtés de maisons dans le fleuve. Dramatique, encore.

Depuis 2003, ils seraient des milliers à avoir tenté l’aventure, fuyant la misère et la « fatalité ». Combien sont morts en mer ? Impossible à savoir.

Dans les maisons de fortune, dans lesquelles parfois 30 personnes cohabitent, dormant à tour de rôle et au rythme des départs en mer pour pêcher, comme des « quarts » pris pour partager l’espace, on ne sait plus où aller. Partir ? Mais où ? Beaucoup franchissent la frontière mauritanienne, à seulement quelques kilomètres de là, pour tenter de rejoindre le Nord. D’autres, toujours plus téméraires, embarquent sur ces bateaux qui, avant, leur permettaient d’aller ratisser le fond des océans pour manger et survivre.

Des vedettes de la douane espagnole estampillées Frontex, en patrouille dans toute la région, stationnent sur un nouveau quai de débarquement édifié un peu plus loin, à la poursuite de pirogues chargées de migrants. Depuis 2003, ils seraient des milliers à avoir tenté l’aventure, fuyant la misère et la « fatalité ». Combien sont morts en mer ? Impossible à savoir. En Méditerranée, au moins, le comptage est plus facile : 30 000 en dix ans. Embouteillée et surveillée par des pays européens qui n’arrivent pas à s’entendre et absorber ces flux, la mer d’Ulysse a stoppé ces voyages. L’Italie ferme ses frontières, la France tâtonne, l’Allemagne a pris sa part. C’est donc désormais par le Maroc puis l’Espagne, et le Sud-Ouest de la France que les candidats tentent d’atteindre leur Graal. La route passe désormais via le Pays Basque, vers la Gironde. Là, on accueille tant bien que mal ceux que l’on dénomme les MIE.

Philippe Gagnebet
Philippe Gagnebet est journaliste pour Le Monde et auteur pour les éditions Autrement. Il est notamment l'auteur de Réinventer la ville : Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Résilience écologique, Loos-en-Gohelle, ville "durrable" et Les 16-25 ans et la vie active, Le rôle des missions locales aux Éditions Ateliers Henry Dougier.
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