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Mardi 31 juillet 2018
par Axel CADIEUX
Axel CADIEUX
Journaliste pour les magazines Sofilm et Society, Axel Cadieux réalise également des sujets pour les émissions de cinéma Court-Circuit (Arte) et Viva Cinéma (Ciné+). Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés à Michael Mann, Paul Verhoeven, Twin Peaks ou la chaîne HBO, et d’un documentaire sur le jeu vidéo Street Fighter.

« Si on veut comprendre ce qui se passe à un moment donné dans un pays, il faut regarder le cinéma de genre. » Dans une analyse entretien, Laurent Aknin, critique et historien de cinéma nous explique ce qu’est le cinéma de genre. Plongée historique et en plein coeur d’un courant qui dépasse la fiction.

Lors de la cérémonie des Oscars en mars dernier, le cinéma de genre est loin d’avoir été boudé par les membres de l’Académie. Un évènement rare. En 90 ans d’existence, seuls six films dits « de genre » ont été nommés dans la catégorie de « meilleur film ». Get Out et La Forme de l’eau font figure d’exception : ces deux long-métrages ont remporté cinq statuettes à eux deux dont celle du meilleur film.

Qu’est-ce que le cinéma dit « de genre » ? Les définitions sont fluctuantes…

C’est une question aussi vieille que l’histoire du cinéma, il y a eu des querelles en pagaille. La meilleure définition, pour moi, c’est celle de Raymond Borde dans Panorama du film noir américain, qui dit en substance : pour qu’il y ait un genre il faut que ce soit une série de films, avec des éléments constitutifs marquants que l’on retrouve d’œuvre en œuvre.

Par exemple le western, c’est dans une zone géographique et temporelle précise, mais ça ne suffit pas, il faut en plus, par exemple, un cheval, un paysage… De même pour le péplum, l’Antiquité ne suffit pas : il faut en plus des soldats romains. Les Chevaliers de la Table ronde de Richard Thorpe (1953) n’est alors pas considéré comme un péplum, alors que Le Roi Arthur de Antoine Fuqua (2004), qui se passe à la même période, l’est. Le fantastique, c’est un peu à part, c’est par périodes.

Atomic Spot, Stéphanie Cabdevila

Quels points communs entre le cinéma expressionniste allemand des années 20 et le réalisme poétique français des années 30-40 ? Comment comparer Fritz Lang à Prévert ou Cocteau ? Pourtant, ils font partie du même genre. C’est la même chose pour l’horreur, sous-ensemble du cinéma fantastique.

Peut-on dater la naissance du cinéma de genre fantastique/horrifique ?

Si on considère les premières scènes à trucs comme du fantastique, alors c’est 1897, c’est Méliès. En tant que genre spécifique, en tant que mouvement, c’est peut-être l’expressionnisme allemand des années 20-30 : Le Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene, 1920), Le montreur d’ombres (Arthur Robison, 1924) ou même Nosferatu de Murnau (1922), qui emprunte à ces films.

Puis, ce qui se passe est amusant : avec la montée du nazisme, la plupart des grands techniciens allemands quittent leur pays pour les États-Unis, en amenant avec eux leurs techniques d’éclairage. Pile quand ils arrivent, c’est la crise économique de 1929, donc naturellement, on fait encore une fois du cinéma qui fait peur : c’est de cette manière qu’est née la vague gothique américaine des années 30. Karl Freund, notamment, le grand chef opérateur de Fritz Lang, est entré chez Universal et a réalisé The Mummy (1932).

Est-ce que cela veut dire que le cinéma de genre est forcément toujours lié à l’actualité, d’une manière ou d’une autre ? Et donc, politique ?

C’est intrinsèque au cinéma de genre. Je suis persuadé que le cinéma d’imaginaire au sens large est le meilleur reflet de son époque. C’est-à-dire que si on veut comprendre ce qui se passe à un moment donné dans un pays, il ne faut pas regarder les drames sociaux, ou les films réalistes, qui n’ont d’ailleurs rien de réaliste, mais le cinéma de genre. Et là, on comprend ce qui se passe.

King Kong (Cooper et Shoedsack, 1933), par exemple : ça commence en film d’explorateur, soit la quête du progrès, etc. Puis ça se termine à Manhattan, et Kong se réfugie au sommet de l’Empire State Building. Soit le sommet de la puissance économique et capitaliste, alors en pleine crise. Là, Kong permet un retour du refoulé, il nous renvoie au visage ce que l’on ne veut pas voir : la déliquescence d’une époque. Quand en 1978, John Guillermin en fait le remake, coïncidence prémonitoire : lorsque Kong est attaqué par l’armée et les hélicos, il n’est alors plus sur l’Empire State, mais au sommet du World Trade Center.

Si on veut comprendre ce qui se passe à un moment donné dans un pays, il faut regarder le cinéma de genre.

Donc le cinéma de genre peut ne pas seulement être le reflet de l’époque, mais aussi annoncer l’actualité. D’ailleurs, je suis persuadé que les cerveaux du 11 — Septembre se sont fortement inspirés de l’imagerie cinématographique. Ce sont des attentats conçus pour la télévision et puisés dans le cinéma.

Reflet de son époque, donc, mais est-ce que l’on peut aussi parler d’outil de progressisme social ou au contraire, réactionnaire ?

Les deux ! Généralement, le pôle progressiste domine pour la simple et bonne raison que le cinéma de genre, traditionnellement, doit toujours se battre contre la censure. Donc, il fait tomber des tabous et dévoile des choses que l’on ne peut montrer autrement : fantasmes, bestialité, vampirisme, érotisme… Ça arrive dès les années 50 avec La Hammer, Dracula et Christopher Lee qui amène une charge érotique folle.

Le cauchemar de Dracula (Terence Fisher, 1959), quand la femme retire le collier qu’elle porte au cou pour laisser le vampire entrer, c’est une scène érotique incroyable pour l’époque. Et ça va aller de plus en plus loin. Docteur Jekyll et Sister Hyde (Roy Ward Baker, 1971), premier film véritablement transgenre de l’histoire du cinéma ! La Féline de Tourneur, 1942, immense film lesbien ! Et c’était déjà dans La fille de Dracula en 1936.

C’est aujourd’hui la famille traditionnelle qui est triturée, malmenée avec une déstabilisation inédite dans l’histoire du pater familias.

Mais il y a aussi un versant réactionnaire, souvent dans le domaine de la science-fiction d’ailleurs. Jack Arnold ou Robert Wise étaient pacifistes, les aliens ou la créature du lac noir ne demandent rien, veulent juste être laissés en paix ; mais à la même époque, Mars, soit la planète rouge, c’est le symbole du communisme ! Donc tous les films anti-rouges des années 1950 ont utilisé ce symbole. La Guerre des mondes (Byron Haskin, 1953) par exemple, première version, c’est radical à ce niveau. Il y a en tout cas très peu de films neutres.

On ne parle que des États-Unis ou presque. Le cinéma de genre fantastique est-il particulièrement américanocentré ?

Si on laisse de côté la France, qui n’est pas vraiment une terre de cinéma fantastique, il y a quand même eu quelques aller-retour entre l’Europe et l’Amérique. On l’a vu, on peut dater la naissance du genre en Allemagne, avant de le voir émerger aux États-Unis. Très vite, les gens se lassent, on verse dans la parodie.

Aurore, Mael Le Mée

Donc ça renait en Grande-Bretagne avec la Hammer, à la fin des années 50. Progressivement cela devient poussiéreux, et retour aux États-Unis, à la fin des années 60, avec les indépendants : Romero ou Corman. Puis dans les années 70, le choc avec le nouvel Hollywood qui débarque (Tobe Hooper, Wes Craven…). Des films qui, en retour, vont de nouveau influencer le vieux continent, et en particulier l’Italie, qui va alors faire beaucoup de copies. Mais de ces copies vont aussi naitre une école. C’est une histoire d’échos et d’échanges.

On note quand même une forte prédominance des États-Unis, non ? Comment l’expliquer ?

Disons que c’est surtout vrai dans les années 1970, une décennie incroyable. Et même dès 1968 avec La nuit des morts-vivants de George Romero. Un film doté d’une charge politique terrible, pour un élément que tout le monde a oublié : le personnage principal est noir et ce n’est mentionné à aucun moment. Il n’y a aucune raison à ce qu’il soit noir, ça n’influe pas sur l’histoire. Ça, c’est quasi-révolutionnaire. Quel culot, à l’époque des droits civiques et en pleine guerre du Vietnam ! Il faut reconnaître aux Américains cette capacité à traiter leur actualité immédiatement. Et bien sûr à la fin, le personnage est tué par la garde civile, même pas par les zombies ! Le film est une métaphore gigantesque de la situation politique américaine de l’époque.

Un peu plus tard arrivent Wes Craven et La Dernière maison sur la gauche (1972), qui enterre totalement l’esprit du flower power. Peace and love, les États-Unis ? Non, c’est ça les États-Unis : on viole, on torture et on se venge. Des psychopathes massacrent deux gamines, dont les parents, des bourgeois, décident de se venger et de massacrer à leur tour les marginaux. Là encore, fort miroir de l’actualité.

Livraison , Steeve Calvo

Et presque en parallèle, il y a L’Exorciste (William Friedkin, 1973), un film de studio pour une fois : les réactions sont dingues, c’est le retour du religieux, et on découvre qu’énormément d’Américains croient fermement au Diable. Et Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974), et La Colline a des yeux  (Wes Craven, 1977) ! Qui mettent en exergue l’énorme fossé qui existe entre les territoires américains, par le prisme du genre. Qu’est-ce qui se passe quand notre petite civilisation se trouve face à l’innommable, face à la résurgence du « ça », de l’inexprimable ? Tous ces films forment un retour de bâton terrible et permettent une prise de conscience : les États-Unis sont la société la plus divisée et malade qui soit.

Et nous n’avons pas encore évoqué Zombie (1978), la suite de La Nuit des morts-vivants. Cette fois, Romero ne s’attaque plus à la question des droits civiques, mais à la société de consommation dans son ensemble.

C’est assez transparent : les zombies reviennent mécaniquement dans les grands centres commerciaux où ils passaient leurs journées lorsqu’ils étaient vivants. Ils sont conditionnés pour ça, jusqu’à la mort. La charge est évidente, dix ans après La Nuit des morts-vivants. Bref, dans les années 70, on assiste aux États-Unis à un véritable âge d’or mû par l’actualité, qui va durer jusqu’aux années Reagan. Là, on change de registre. Comme toujours, la contre-culture va être récupérée par la culture dominante et on entre dans l’époque parodies et franchises interminables.

En est-on sortis, de cette période ?

Oui. En créant de nouveaux codes, en se réinventant. Le genre s’use, le public déserte les salles donc il faut aller ailleurs, explorer de nouveaux territoires. Et dès 1994, Wes Craven fait Freddy sort de la nuit, le septième opus de la saga, vrai film réflexif sur le genre. Une mise en abîme : Freddy ne supporte pas d’avoir été tué dans l’épisode 6, donc il sort de la fiction, entre dans le réel et va s’en prendre aux créateurs de la saga ! C’est le premier film post-moderne du genre, et très vite va suivre Scream (1997), là encore Wes Craven, qui se joue de tous les codes. Les personnages eux-mêmes connaissent les codes et s’amusent avec. Renouvellement, toujours ! C’est une histoire de cycles, de renaissances, de mutations.

Acide , Just Philippot

En parallèle naissent X-Files (1993) et surtout Buffy (1997), qui ont fait bouger les lignes de manière incroyable au niveau de la censure et des tabous. Ces deux séries annoncent une révolution : aujourd’hui, la subversion ne se situe plus au cinéma, mais à la télévision.

Sans oublier les films de la maison de production Blumhouse (Sinister, American Nightmare, Insidious, Paranormal Activity…) devenus un véritable genre en soi depuis le début des années 2010. C’est une petite révolution dans l’industrie, quand même.

Mais même avant les films Jason Blum, il y a les Saw (James Wan, 2004) et consorts qui vont remettre les compteurs à zéro. Des films de torture, des tortures porn, qui là encore, comme souvent, tombent pile au bon moment et se font le miroir de l’actualité : le premier film sort au moment de la révélation d’Abou Ghraib. Bingo ! On retrouve à l’écran les angoisses de la société américaine. Il y a une synchronicité folle. Et ensuite, effectivement, arrivent les films Blumhouse. Un studio qui reprend les ficelles de Roger Corman ou Val Lewton : vous avez tel budget, tel temps de tournage, et à partir de là vous avez carte blanche. Il n’a rien inventé, mais c’est très bien vu.

De manière générale, dans le cinéma de genre, il est toujours fondamental de savoir travailler dans la contrainte, avec des moyens précis, et le producteur a donc toujours eu un rôle fondamental. Et au-delà de l’esthétique, tous ces films comportent en plus une dimension sociétale évidente : c’est aujourd’hui la famille traditionnelle qui est triturée, malmenée, remise en question, malaxée, avec une déstabilisation inédite dans l’histoire du pater familias. La sphère familiale est montrée comme dysfonctionnelle et névrosée. Là encore, comme toujours, miroir d’enjeux contemporains…

Axel CADIEUX
Journaliste pour les magazines Sofilm et Society, Axel Cadieux réalise également des sujets pour les émissions de cinéma Court-Circuit (Arte) et Viva Cinéma (Ciné+). Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés à Michael Mann, Paul Verhoeven, Twin Peaks ou la chaîne HBO, et d’un documentaire sur le jeu vidéo Street Fighter.

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